Le grand bal

C'est l'histoire d'un bal. D'un grand bal. Chaque été, plus de deux mille personnes affluent de toute l’Europe dans un coin de campagne française. Pendant 7 jours et 8 nuits, ils dansent encore et encore, perdent la notion du temps, bravent leurs fatigues et leurs corps. Ça tourne, ça rit, ça virevolte, ça pleure, ça chante. Et la vie pulse...

Entretien avec la réalisatrice Laetitia Carton 

J’ai toujours aimé danser. 

Je n’ai pourtant pas eu de modèles, mes parents ne dansaient pas. Mais ma grand-mère me racontait souvent que, jeune, dans un temps où je ne la connaissais pas encore, elle montait sur le parquet en début de bal et ne le quittait plus avant le petit matin. Que la danse la transportait. Son visage s’illuminait quand elle me racontait ces nuits dans l’ivresse du mouvement, de la musique. Je pense que même sans l’avoir vue danser, elle m’a transmis son amour des bals. Mon premier bal trad a été un coup de foudre.

C'était un samedi soir de janvier, au fin fond d’un petit village auvergnat, dans une grange pleine à craquer, avec des vrais musiciens sur scène. La musique était belle et tout le monde dansait ! Une vraie fête ! Des centaines de personnes. Beaucoup de jeunes, ça m’a surprise. Ça tournait, ça frappait, ça se regardait, ça souriait ou c’était très sérieux, mais ça dansait, pour de vrai. C’était gai surtout. Il y avait de la joie à être là ensemble.

Les danseurs enchaînaient bourrée, scottish, polka, mazurka, jusqu’au petit matin. Des sourires. Des mains moites. Des embrassades en fin de morceau au moment de se quitter pour un autre cavalier. Une belle chaleur humaine. Un morceau funk très énergique où l’on se défoulait, où les rythmes s’accéléraient, où l’on se donnait, tout en gardant beaucoup d’allure, puis une mélodie nostalgique, et langoureuse, où les couples se rapprochaient, les têtes se touchaient. Le temps se suspendait. Le monde du bal trad, je l’ai aimé tout de suite. Je m’y suis senti tellement bien. Chez moi.

Depuis les bals jalonnent ma vie. Il y a quinze ans, je suis allée pour la première fois aux Grands Bals de l’Europe, à Gennetines dans l'Allier. C’est un lieu magique, une parenthèse enchantée. On y danse pendant 7 jours, non-stop. Les musiciens ne s’arrêtent jamais de jouer. Jour et nuit. Aujourd’hui, 29 ans après sa création, les Grands Bals de l'Europe, c’est 2000 personnes qui dansent pendant une semaine, sur 8 ou 9 parquets sous chapiteau, en plein air. Sur ces parquets tournent tous les jours une vingtaine de groupes de musique, il y a environ 500 musiciens, pour des ateliers, et une quinzaine de bals le soir.

Toutes les générations, jeunes et vieux se mélangent et dansent ensemble. C’est une des choses qui me réjouit le plus. Je ne vois guère d’autres lieux de fête qui brassent autant d’âges et de vies différentes.

Le temps de la danse, un lien particulier peut se tisser avec son partenaire pour créer un univers subtil, magique et unique. On sait comment on rentre dans la mazurka, on ne sait pas dans quel état affectif on va en sortir. Cette émotion, cette convivialité, cette énergie partagée qui nait de ce collectif, je ne la trouve pas ailleurs…

Au bal on est tout simplement des danseurs et des danseuses. Il n’y a plus de riches ou de pauvres, de costume, de statut social. Tout le monde se mélange le temps d’une nuit. Nous vivons dans une société rongée par la création de besoins artificiels, une société qui pousse à consommer, seul et vite dans un perpétuel renouvellement.

La danse trad permet de retrouver le plaisir d’être avec les autres et avoir des pratiques communautaires qui n’existent plus aujourd’hui. En partageant cette fête, on redécouvre qu’une unité existe et qu’on y a une place.

Cette aventure humaine sans commune mesure, que je vis depuis plusieurs années, méritait qu’on la regarde, qu’on la contemple. Qu’on la partage.

Alors pendant l'été 2016, avec deux équipes, une de jour et une de nuit, nous avons filmé la totalité du Grand Bal. Deux équipes, pour tenir. Comme les danseurs. Ecouter son corps, sa fatigue. Mais ne rien louper. Ne rien rater de ce tourbillon. Et faire un film comme un tourbillon.

L’équipe a vécu avec les danseurs et les musiciens, la même expérience. Les mêmes sensations : tourner, tenir, manger, danser, danser, danser, dormir, tourner, danser, boire, tourner, danser, se rencontrer…

Et filmer les regards, les échanges, la communauté, la somme de ses singularités, le mouvement balbutiant, naissant, l’agilité, la simplicité des expérimentés, les lâcher-prises, les libertés que l‘on prend, la folie douce, la grande humanité qui défile, la joie qui illumine les visages, les attentes sur les chaises, l’amour qui naît, la fatigue qui tombe, les liens qui resserrent et font tenir debout.

Donner à voir comme c’est différent, quand on ose enfin se toucher, quand on se regarde, quand on vit vraiment ensemble. Et que la vie pulse.

Documentaire français de Laetitia Carton. Une nomination au festival de Cannes 2018. 4 étoiles AlloCiné.


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