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Une année polaire Pour son premier poste d’instituteur, Anders choisit l’aventure et les grands espaces: il part enseigner au Groenland, à Tiniteqilaaq, un hameau inuit de 80 habitants. Dans ce village isolé du reste du monde, la vie est rude, plus rude que ce qu’Anders imaginait. Pour s’intégrer, loin des repères de son Danemark natal, il va devoir apprendre à connaître cette communauté et ses coutumes... Qu'est-ce qui vous a amené à tourner un film au Groenland ? Nous avons décidé, Grégoire et moi, de faire un premier voyage, en avril 2015: nous venions de finir Tempête, qui n'était pas encore sorti. Nous avons d'abord contacté Nicolas Dubreuil, qui est un peu "le" spécialiste français du Groenland. Il était lui-même engagé sur la fabrication de Voyage au Groenland, de Sébastien Betbeder. Il nous a conseillé d'aller visiter la côte Est, plus accessible, mais moins peuplée, plus sauvage. Et plus précisément, le village de Tiniteqilaaq. Nous avons d'abord eu du mal à rentrer en contact avec les gens, ce n'est qu'à la fin du voyage que nous avons rencontré Julius, qui, dans le film, est l'employé municipal chargé d'accueillir Anders. Au deuxième voyage, nous avons passé trois semaines ensemble, en visitant les autres villages de la zone. Mais nous avons choisi de tourner le film à Tiniteqilaaq et nous y sommes retournés à deux reprises, pour essayer de comprendre le pays et ses habitants, d'y trouver une histoire, en prise avec le réel. Vous aviez une piste de récit ? Au mois de mai 2016, elle nous a annoncé que son contrat s'achevait et qu'un nouvel instituteur allait arriver. Là, ça devenait plus intéressant: l'étranger qui arrive dans le village, doit trouver sa place, se confronter à une autre culture. Un dispositif classique, mais efficace. Nous avons discuté avec les gens du rectorat danois qui nous disaient qu'envoyer un jeune, c'était prendre le risque qu'il reparte très vite, parce que le boulot est dur. Ils envoient plutôt des gens proches de la retraite... Et puis, le recteur m'a montré la photo d'Anders, qui lui paraissait solide. Le plus bizarre dans ce dispositif, c'est qu'au fond je ne connaissais pas celui qui allait être le personnage principal de mon film. Nous avons passé deux jours ensemble au Danemark, et je ne l'ai retrouvé ensuite que sur le tournage, en novembre 2016. Il était là depuis déjà deux mois. Nous avons planifié plusieurs sessions de tournage, comme je le fais désormais sur tous mes films : quatre sessions de trois semaines, et une plus longue en avril-mai. C'est une saison importante, parce que la lumière est revenue, la banquise parfaite, et c'est à ce moment-là que les villageois font le maximum de pêche. Qu'essayez-vous de trouver dans cette ruralité : une société qui va disparaître ? Un petit théâtre clos, replié sur lui-même ? On n'apprend qu'au générique de fin qu'Anders n'est pas un personnage de fiction, parachuté au sein d'une vraie communauté inuite, mais que, en quelque sorte, il joue son propre rôle. Pourquoi ? En sachant que je tiens à travailler avec des non-professionnels, pour la nature très spécifique de leur incarnation, pour le goût que j'ai de ce jeu-là. Alors, comment les diriger ? Comment les filmer pour exprimer ce que j'ai envie d'exprimer à l’écran ? Parfois, ça passe par une captation purement documentaire, parce que je sens que c'est la bonne idée : je propose à ceux que je filme une situation et après je les laisse complètement libres de la vivre. Et puis parfois, je me décide à les diriger plus précisément, quitte même à leur donner des dialogues, mais tout en les laissant dans leur propre rôle. Chacun pense à peu près ce qu'il dit, mais je suis davantage dans la direction, dans la maîtrise de la mise en scène. A la fin, cela donne une forme un peu hybride. Au moment de présenter le film à un public, l'étiquette documentaire peut mettre les spectateurs mal à l'aise, ils ne savent pas bien ce qu'ils sont en train de voir. Ils s'interrogent : le contrat documentaire a-t-il été bien respecté ? Si on met un tampon "fiction", le spectateur se dit plus facilement : "Ah, je vois bien que ce sont des nonprofessionnels, mais ils s'en sortent vraiment bien..." Alors que le film est exactement le même. Tempête a été identifié comme une pure fiction, alors que les personnages rejouaient exactement ce qu'ils avaient vécu trois ans auparavant. Dans la façon dont les Groenlandais considèrent les Danois, on a parfois l'impression de voir un rapport de colonisé à colonisateur... Mais au Groenland, on se rend compte que tous les postes à responsabilité sont occupés par les Danois. Les inuits sont là pour la main d'œuvre. Et ils jugent très durement les Danois. On voit bien dans le film comment la société inuite refuse d'apprendre le Danois, refuse l'école... Pourquoi les enfants du village sont-ils abandonnés par leurs parents et élevés par leurs grands-parents ? C'est une société qui a des gros problèmes, même si je n'ai pas voulu insister dessus. Par exemple, on a appris il y a trois semaines que le père d'Asser, qui était alcoolique, s'était suicidé. En deux ans et demi, j'ai vu deux suicides au sein d'une communauté de 70 ou 80 personnes. Le Groenland a le plus gros taux mondial de suicide. Les plans larges de paysage, magnifiques, échappent au langage traditionnel du cinéma documentaire... Il y a un documentariste kazakh Serguei Dvortsevoy – qui avait montré une fiction, à Cannes, il y a une dizaine d'années, Tulpan. Dans ses documentaires, les petites communautés kazakhes sont filmées en pellicule et en plans fixes. Ces films-là étaient mon modèle quand j'apprenais le cinéma... L'idée est de donner la noblesse de la fiction au documentaire. Drame de Samuel Collardey. Prix du Jury au Festival 2 cinéma de Valenciennes 2018. 3,9 étoiles AlloCiné. Voir toutes les newsletters : www.haoui.com Pour les professionnels : HaOui.fr |