La belle et la meute

Lors d'une fête étudiante, Mariam, jeune Tunisienne, croise le regard de Youssef.  Quelques heures plus tard, Mariam erre dans la rue en état de choc.  Commence pour elle une longue nuit durant laquelle elle va devoir lutter pour le respect de ses droits et de sa dignité. Mais comment peut-on obtenir justice quand celle-ci se trouve du côté des bourreaux ?... 

Du documentaire à la fiction, votre cinéma conserve toujours un lien étroit avec la réalité sociale.
J’ai commencé avec le documentaire parce que je considérais la fiction comme quelque chose d’extrêmement difficile. En effet, la fiction est construite de plusieurs « éléments mensongers » et c’est pourtant à partir du mensonge que doit émerger une certaine authenticité.

Filmer le réel à travers le documentaire m’a permis de reconsidérer cette idée et d’avoir des outils qui m’ont aidée pour aborder la fiction. En ce sens LE CHALLAT DE TUNIS est une transition car je traite d’une fiction avec les outils et la stylistique du documentaire. Lorsque j’ai traité le réel à partir des IMAMS VONT À L’ÉCOLE et dans les films suivants, j’ai appris à faire des scènes comme on le fait dans la fiction, mais avec des fragments de réel.

Ainsi, lorsque je tournais, je pensais au montage qui ne correspondait évidemment pas à la réalité telle qu’elle est puisque c’était une recomposition du réel avec les outils connus de la fiction. La réalisation de documentaires a été pour moi un véritable apprentissage, notamment dans mon travail avec les acteurs. Ainsi, dans LE CHALLAT DE TUNIS, il s’agissait d’acteurs amateurs et je ne voyais pas comment je pouvais diriger un acteur pour obtenir quelque chose d’aussi authentique que dans un documentaire.

Non seulement le cinéma documentaire m’a appris à diriger des acteurs mais aussi à construire des personnages dans leurs ambiguïtés et leur complexité, loin des clichés. 

Mariam incarne-t-elle la jeunesse qui croit fermement à un État de droit issu du nouvel ordre apparu après la fin du régime de Ben Ali en Tunisie ?
En fait, je ne voulais pas la charger d’un passé de militante. C’est pourquoi je l’ai présentée comme un personnage naïf lorsqu’elle ment au policier. Youssef est bien davantage politisé, c’est lui qui lui parle de la Révolution. Lorsque l’on subit une injustice, de fait on devient militant, comme un réflexe de survie. Mariam a besoin que les personnes qui l’ont violée se retrouvent en prison.

Si l’on parle d’un processus de vengeance sous couvert de prise en charge de la justice civile, on n’est pas du tout dans le militantisme. Mais celui-ci commence à apparaître face à un ordre social qui dénie totalement le respect des droits élémentaires d’un citoyen. Mariam suit un parcours où elle souhaite seulement justice et réparation pour ce qu’elle a subi, en réclamant un procès verbal. Elle devient militante à partir du moment où elle s’aperçoit que cela est impossible.

En face d’elle, la « meute » devient violente, non pas à cause de ce que Mariam représente, mais parce qu’elle ose porter plainte. Les policiers vont utiliser tout ce dont ils disposent pour la rabaisser en puisant dans un imaginaire collectif de mépris pour tout ce qui est provincial. Cette manifestation de dénigrement et de mépris de l’autre sont des armes psychologiques dans le contexte d’une guerre où s’affrontent deux groupes. 

Mariam lutte aussi contre la « banalisation du mal » lorsque ses interlocuteurs traitent le viol avec mépris et indifférence.
Le film est à cet égard un constat de cette « banalisation du mal » non seulement en Tunisie mais dans le monde entier. À cet égard, je fais référence au documentaire THE HUNTING GROUND (Kirby Dick, 2015) qui traite du cas des viols dans les prestigieuses universités américaines (Columbia, Harvard, etc.) où les victimes féminines ne parviennent pas à trouver justice au sein de l’administration de leur campus.

En effet, les universités sont des entreprises placées dans un système hyper compétitif qui ne souhaitent pas voir leur réputation ternie. Aussi, l’administration pousse les victimes de viol à se taire, d’autant que les personnes incriminées sont des champions adulés de l’équipe de football, objet de gros enjeux financiers. LA BELLE ET LA MEUTE est plus un film sur le diktat de l’institution que sur le viol.

C’est pourquoi le viol est commis par des policiers, autrement dit ceux qui incarnent le monopole de la violence symbolique dans la société. Les sociétés modernes sont en effet construites sur cette idée que les individus sont protégés par ces fonctionnaires. 

Ce film est adapté d’un fait divers, quelles libertés ont été prises par rapport à la réalité des faits de celui-ci ?
J’ai pris beaucoup de libertés. C’est un fait divers qui m’avait énormément touchée à l’époque et qui avait fait beaucoup de bruit, avec de nombreuses manifestations de soutien à la victime.

J’ai pris l’événement de départ qu’était le viol. Mais les personnages du film ne ressemblent pas aux personnages réels. Tous les événements qui se déroulent dans le scénario ne se sont pas produits comme tels dans la réalité : ainsi, la victime du viol croise ses bourreaux durant la nuit même, mais pas pour les mêmes raisons que j’ai choisies dans le scénario.

Je ne souhaitais pas rencontrer la victime réelle de ce viol, qui a écrit un livre dont la production du film a acheté les droits afin de conserver ma liberté d’interprétation*. La rencontre a pourtant eu lieu et la lecture du scénario ne l’a guère satisfaite, ce que je comprends aisément : lorsque l’on a vécu une expérience traumatique, on peut se sentir trahi de ne pas voir la re-transposition fidèle de ce vécu.

Or, je souhaitais, plus qu’adapter fidèlement un fait divers, parler du courage de nombreuses femmes qui luttent pour faire respecter leurs droits, en utilisant la fiction. Derrière le courage qu’elle a eu à témoigner devant la Justice et par son livre, je souhaitais aussi parler dans mon film de toutes ces femmes dont on n’entendait pas la voix.

Propos reccueillis par Cédric Lépine.

Drame tunisien de Kaouther Ben Hania. Prix du jury étudiant au festival du film francophone d'Angoulême 2017. 5 nominations au festival de Cannes 2017. 4,1 étoiles AlloCiné.


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