Une famille heureuse

Professeure dans un lycée de Tbilissi, Manana est mariée depuis 25 ans à Soso. Ensemble, ils partagent leur appartement avec les parents de Manana, leurs deux enfants et leur gendre. Une famille en apparence heureuse et soudée jusqu'à ce qu'à la surprise de tous, Manana annonce au soir de son 52e anniversaire sa décision de quitter le domicile conjugal pour s’installer seule. 

Entretien avec les réalisateurs Nana Ekvtimishvili et Simon Gross
"Dans une société patriarcale comme la Géorgie, il est couramment admis que les femmes ne peuvent pas vivre sans les hommes, sans eux elles seraient moins respectées, moins protégées et dans une plus grande précarité. Ceci est en partie vrai, non parce que les femmes valent moins que les hommes, mais parce que certains considèrent qu’elles valent moins. Ainsi, cette manière de penser s’impose comme la norme auprès de beaucoup. Suite à la disparition de l’Union soviétique, il y a eu un véritable retour en force de la religion, les gens pouvant enfin assumer librement leur foi. 

Aujourd’hui, l’Eglise chrétienne orthodoxe accepte que les femmes aient moins de droits que les hommes, qu’elles soient moins respectées au sein de la société. Les sermons, que beaucoup suivent aveuglement, placent clairement l’homme à la tête de la famille, et font de la femme sa subordonnée. La condition de la femme en Géorgie relèverait aussi de l’héritage culturel du pays, de ses traditions héritées du temps passé. Ceci est d’ailleurs un argument très souvent utilisé dans les débats publics. Alors qu’elle a vécu toute sa vie entourée des siens, Manana décide à 52 ans de vivre pour et par elle-même. Elle agit selon sa propre conscience, sans rendre de compte à personne. Le film aborde aussi la question de la condition féminine sous l’angle générationnel. 

La mère de Manana n’a jamais pu faire ce qu’elle voulait dans la vie, du coup elle n’a jamais incité sa fille à vivre autrement. De son côté, Manana dialogue plus librement avec sa fille, elle la pousse à agir différemment, à ne pas faire les mêmes erreurs qu’elle a pu faire dans sa jeunesse. Ces trois personnages représentent en fait trois générations de femmes dans la Géorgie d’aujourd’hui. La famille en tant que dynamique de groupe est également au cœur du film.

Les Géorgiens ont l’habitude de vivre entourés de leur famille, d’être extrêmement liés les uns aux autres, c’est quelque chose de très naturel pour eux, même si cela n’est pas sans conséquences économiques et sociales. Personne n’a vraiment d’intimité en Géorgie, la famille entière a forcément une influence sur chacun de ses membres.

A la différence des schémas sociétaux européens qui privilégient l’individu, la vie en communauté est partie intégrante de la culture géorgienne. De fait, il faut énormément de force et de courage pour prendre ses distances avec sa famille et ainsi vivre sa vie selon ses propres valeurs. C’est pour cette raison que Manana a attendu plus de 25 ans avant de prendre son indépendance. Un geste qui n’est pas sans conséquences pour elle et son entourage : une distance s’installe entre elle et sa famille, et aussi avec son mari.

Cela ouvre aussi de nouvelles perspectives à Manana, notamment dans la manière dont elle se perçoit elle-même. Le film ne montre pas une famille géorgienne typique. Au début de l’histoire, Manana partage son appartement avec ses propres parents, alors qu’il serait plus courant qu’elle vive avec son mari et les parents de celui-ci. Par ailleurs, Soso ne correspond pas à l’image traditionnelle de l’homme géorgien. Il n’est jamais agressif envers Manana. Il est très compréhensif et même en empathie avec celle qui vient de le quitter.

Pour autant, certains éléments du film sont plus conformes aux normes sociales géorgiennes. Par exemple, la mère de Manana adhère complètement à la conception patriarcale de la famille, et cela malgré son tempérament et sa forte personnalité. De même, l’appartement familial déborde de vie, tout le monde s’y croise et se partage le peu d’espace laissé à chacun, quitte à interférer dans l’intimité des uns et des autres.

Enfin, la double vie de Soso n’a rien de surprenant eu égard à la place de la femme dans la société. La décision que prend Manana de quitter sa famille à 52 ans n’en reste pas moins inhabituelle et inattendue pour la Géorgie alors qu’elle serait plus facilement admise et comprise ailleurs en Occident. La famille géorgienne reste unie quoi qu’il arrive : plusieurs générations cohabitent sous le même toit, les enfants même adultes vivent avec leurs parents, les anciens exercent leur autorité jusqu’à leur dernier souffle. Il est tout à fait impensable de séparer les gens, qu’ils soient jeunes et veuillent partir d’euxmêmes parce qu’ils peuvent s’assumer financièrement, ou qu’ils soient âgés et devenus un « fardeau » expédié en maison de retraite.

Notre objectif en tant que cinéastes n’est pas de porter un jugement mais simplement de donner vie à nos personnages et ainsi permettre au public de passer un peu de temps au sein d’une famille géorgienne." 

Film géorgien de Nana Ekvtimishvili et Simon Gross. Sélection officielle festival de Sundance 2017. 3,7 étoiles AlloCiné.


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