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Présidentielle : pourquoi les sondages se trompent-ils ? Dès 1943 Jean Stoetzel dans sa thèse consacrée à la « Théorie des opinions » met en garde contre le caractère parfois dangereux et abusif de l'enquête d'opinion : celle-ci porte en effet sur des éléments souvent éphémères, insincères, vagues ou incompréhensifs et de surcroît traités par des enquêteurs dont la neutralité n'est pas toujours assurée. De plus, sur le fond, l'enquête va à l'encontre de la règle-postulat en sociologie, à savoir que la motivation consciente de nos actes n'a rien à voir avec leur véritable causalité. En 1948, un autre psycho-sociologue, Herbert Blumer s'interroge également à leur propos tandis que Bourdieu affirme en 1973 dans un article des Temps modernes « L'Opinion publique n'existe pas »... D'autres n'hésitent pas à parler d'un coup de force opéré par les sondages. Le sociologue Patrick Champagne dans «Faire l'opinion, le nouveau jeu politique», estime que des professions para-politiques (sondeurs, journalistes, chercheurs) se sont emparées des sondages pour imposer leur vision du monde, en interprétant ce que veut le peuple. L'usage fréquent des sondages peut perturber l'opinion et créer chez les électeurs les plus indécis des mouvements d'adhésion ou de rejet fondés sur l'idée que l'élection est jouée. L'Effet bandwagon - mot à mot « le wagon où se trouve l'orchestre » - laisse entendre qu'une fraction non négligeable des indécis est particulièrement sensible aux choix déjà effectués par d'autres et se décide en définitive en « volant au secours de la victoire ». Pour cette raison, certains codes électoraux réglementent plus ou moins strictement l'usage de sondages en période électorale, voire les interdisent dans la période précédant immédiatement le scrutin. L'impartialité des entreprises de sondages et marketing, détenues ou financées par les budgets de grands groupes financiers proches des hommes politiques ou désireux de promouvoir ou défendre leurs intérêts particuliers, est de plus en plus questionnée dans la société. L'erreur d'échantillonnage Dans le cas des sondages politiques, Jérôme Sainte-Marie, directeur de BVA Opinion, estime qu'ils accusent une erreur de 2 ou 3 % voire peuvent dépasser 6 %, comme les sondages relatifs à des élections primaires en France en raison de la méthodologie et du faible nombre ou d'échantillons d'individus sondés. Les sondages politiques sont révélateurs de ces limites ; ainsi, des résultats de plusieurs entreprises de sondages portant sur un même domaine et sur la même période sont publiés, ce qui permet de les comparer et éventuellement de mettre en évidence certaines divergences ou contradictions sur une même question. La taille des échantillons Ces dernières années, il est apparu qu'environ 50 % de la population ne peut pas être sondée car soit elle a seulement un téléphone portable (surtout pour les jeunes), soit parce qu'elle n'est pas présente chez elle aux heures où les sondeurs appellent. Aujourd'hui un certain retour à la base du sondage de certaines entreprises de sondages qui privilégient la qualité de l'échantillonnage sur les calculs statistiques qui multiplient les marges d'erreur. Ainsi, des études média peuvent comprendre 75 000 interviews (pour la radio). D'autres, peuvent travailler sur des échantillons composés de 50 000 interviews téléphoniques avec des questionnaires qui croisent des données média avec des données de consommation et de fréquentation. En effet l'insuffisance d'individus d'un échantillon ne peut garantir la véracité des résultats proposés par le sondage. L'idéal, comme le mentionne E. Jeanne (, janvier 2008), est de sonder le maximum de personnes pour apporter la meilleure qualité et donc de réduire les marges d'erreur. Le désintérêt de la population pour les sondages ne facilite pas le travail des entreprises réalisant les études. Les corrections des résultats bruts des enquêtes La formulation des questions Une étude menée sur trois sondages effectués au moment du bombardement de la Libye par l'armée américaine en 1986 a par exemple révélé des décalages considérables de réponse en fonction de l'intitulé de la question, certaines étaient particulièrement abstraites citant « l'action américaine contre Kadhafi » alors que de l'autre côté un magazine parlait de l'armée américaine, de bombardements et nommait les villes touchées. Avec la plus abstraite des formulations, l'événement recueillait 60 % d'assentiments, la formulation intermédiaire 50 %, la formulation la plus précise 40 %. Ce décalage ne pose pas de problème si l'on conserve à l'esprit que les sondages mesurent une réponse à une question et non pas la réalité d'une opinion dans la population. Aux yeux de leurs détracteurs, la confusion apparaît pourtant particulièrement fréquente et très volontiers entretenue par ceux qui commandent les sondages et qui peuvent même choisir de ne pas les publier si les résultats ne correspondent pas à ce qu'ils veulent démontrer. Il s'avère, dans la réalité du terrain, que plus une question est longue, plus elle comprend de mots et de phrases, moins elle est comprise, et donc plus le résultat est sujet à caution. Alors que quasiment tous les interviewés comprennent facilement des questions courtes. De même, les questions interronégatives sont moins aisées à comprendre. Ces deux situations font augmenter le taux de NSP (ne se prononcent pas) sur une question. L'interprétation et la construction de l'objet Le sondeur et son client, s'il participe activement à l'élaboration du questionnaire, prennent l'initiative de définir eux-mêmes la problématique du sujet pour ensuite demander au sondé de choisir dans ce cadre strictement délimité l'option qui lui convient le mieux. Cette maîtrise de la problématique, que l'on désigne par la notion de construction de l'objet, apparait aux critiques des sondages comme une excellente méthode pour obtenir des résultats correspondant à ses propres attentes. On constate également qu'il y a un biais vers le "oui". Les sondés n'ayant pas trop d'opinion sur une question mais trouvant qu'il est dans leur rôle de se prononcer auront plus tendance à répondre oui que non. Le statut social du sondage Les sondés ont le sentiment de participer à la mesure de la réalité sociale. Ils perçoivent le sondage comme légitime pour lui-même plus que pour la question qu'il soulève. Répondre à un sondage constitue une participation à une institution de fait dans laquelle le sondé trouve la gratification d'être celui qui pour une fois va déterminer la réalité sociale. Il n'est dès lors plus très important de posséder effectivement un avis formé sur la question, l'acte de répondre l'emporte sur le sens de la réponse. Notre exemple précédent illustre bien comment trois échantillons a priori représentatifs parviennent à exprimer des réponses différentes et même opposées sur un même sujet. On peut en déduire qu'une partie des réponses est une réaction à une stimulation instantanée, plutôt que le reflet d'une opinion préexistante fruit des convictions et de la réflexion des individus sur un sujet particulier. Le sondage mesure donc pour une partie non négligeable de l'échantillon son propre effet sur les sondés. Dès lors, considérant que la définition de la problématique, tant par le choix des sujets abordés que par la formulation des questions, appartient au sondeur, la construction du débat échappe à la société civile (associations, syndicats, intellectuels) qui possède une opinion formée sur un sujet et aux représentants élus pour échoir à des groupes de presse (dont les propriétaires viennent aujourd'hui souvent d'autres métiers) et des chaînes de télévision (exemple : Bouygues propriétaire de Tf1). La personnification de l'opinion publique Le sondage et la notion d'opinion publique qu'il permet d'établir constituent finalement un outil de pouvoir qui permet de couper court au débat. Le principe de la démocratie représentative n'est pas de faire trancher une question par les votants mais de leur faire trancher dans un débat mené par des représentants, des experts, des militants représentant les positions majoritaires mais aussi minoritaires. En lui donnant forme par le mécanisme de la construction de l'objet préalablement décrit, le sondage permet de faire l'économie du débat grâce à cette notion artificielle d'opinion publique qui apparaît nécessairement légitime parce qu'elle imite le modèle du référendum. En bref, les sciences humaines sont divisées sur la notion d'opinion publique, depuis leurs origines. Pas moins d'une cinquantaine de définitions en ont déjà été données, dont certaines ne pourront jamais être conciliées avec d'autres. Donc, il est illusoire de croire qu'il existe une opinion publique simple et établie, ce que pourtant prétendent faire les entreprises de sondages. Pierre Bourdieu a pointé ce danger dans un article de 1973 intitulé L'opinion publique n'existe pas. À sa suite, Patrick Champagne aborde la question, notamment dans son ouvrage de 1990 : Faire l'opinion. Selon ces auteurs, l'"opinion publique" telle qu'issue d'un sondage d'opinion n'est, le plus souvent, qu'un "artefact résultant de l'addition mécanique de réponses qui se présentent comme formellement identiques". Ils mettent en exergue l'absence de réflexion, dans le chef des "instituts" de sondages (appellation parfois galvaudée) sur la définition de l'opinion publique, malgré le conditionnement idéologique qui peut en découler. Loïc Blondiaux exprime cela en parlant "d'OPA sur la notion d'opinion publique". L'honnêteté des réponses - Les sondés n'ont pas d'idées formées sur les questions qu'on leur pose et ils répondent au hasard, simplement pour le privilège d'être sondé. - Les sondés trouvent le questionnaire trop long, s'ennuient, pensent à autre chose et répondent au plus vite pour abréger l'exercice. - Les sondés répondent en fonction des idées qui circulent dans leur entourage proche, suivant l'avis d'un leader d'opinion plutôt que leur propre expérience. Le phénomène déborde de la stricte question de l'opinion puisqu'il n'est pas rare qu'un sondé rapporte le comportement de quelqu'un de sa famille alors que c'est lui qui est interrogé. C'est pour prévenir ce phénomène que les questions commencent très souvent par vous, personnellement. - Les sondés anticipent le résultat du sondage et répondent en fonction des résultats qu'ils aimeraient voir publiés. - Les sondés n'assument pas face au sondeur la réalité de leur opinion ou de leur pratique et préfèrent déclarer quelque chose de plus consensuel. On peut en outre citer des cas de manipulation pure et simple, comme la chaîne de télévision de Silvio Berlusconi qui à ses débuts, avait envoyé des employés sillonner les campagnes pour retrouver les ménages équipés des boîtiers d'audimat afin de les soudoyer pour qu'ils laissent leur télévision allumée toute la journée sur la nouvelle chaîne alors qu'ils étaient au travail. Cela lui a permis d'accroître ses mesures d'audience et donc ses recettes publicitaires. Ces importants moyens contribuant au succès réel de la chaîne. Le recueil de l'information par les sociétés de sondage (qui se parent abusivement du titre d'institut) est sujet à caution. Ainsi, lorsque l'interviewé répond « je ne sais pas » il est alors souvent sollicité avec insistance car l'enquêteur a pour consigne de « relancer » l'interviewé. Tout pourcentage obtenu résulte donc d'une addition où toutes les réponses ont la même valeur, qu'elles soient directes et données initialement ou qu'elles soient obtenues en forçant l'interviewé, réponses forcées qui accroissent la marge d'erreur. - Les sondages par Internet sont également sujets à un nombre agrandi de biais. La volatilité des réponses L'exemple des sondages électoraux, qui ont l'avantage de pouvoir faire l'objet d'une vérification, montre que les déclarations sont susceptibles de connaître de fortes évolutions. Il met en lumière la fragilité de chiffres qui sont souvent présentés comme des indicateurs fiables d'une réalité sociale solide. Qui plus est ces sondages électoraux, contrairement aux autres sondages aux méthodes plus éprouvées, se passent quasiment exclusivement au téléphone fixe. Or certains sondés se sont désabonnés pour ne garder que le téléphone portable, d'autres ne sont guère joignables ou sur liste rouge ce qui induit un biais supplémentaire, dit « biais de sélection ». Fiabilité du résultat On peut noter ici que les cabinets politiques des partis principaux, l'Élysée, l'Intérieur et Matignon ont des contrats leur fournissant des données par l'étude des variations et la discussion plus approfondie et élargie avec le panel contacté par tous les moyens. Ainsi, Lionel Jospin aurait été prévenu de la montée de Jean-Marie Le Pen mais aurait refusé de changer sa campagne et montrer son affaiblissement. Les législatives de 2007 ont montré la difficulté pour les entreprises de sondages de donner des estimations fiables lorsque le terrain d'études n'est pas national. Les enquêteurs réalisent leurs sondages par rapport au débat politique national et aux leaders des partis politiques alors que ces élections obéissent à d'autres logiques plus locales. Enfin, la multiplication du nombre des terrains (il y a 577 circonscriptions pour une élection législative, contre un seul territoire pour la présidentielle) augmente les marges d'erreur. Influence des Groupes de pression sur les entreprises de sondages - François Bayrou a raillé les entreprises de sondages qui le plaçaient en dessous de Jean-Marie Le Pen le 20 avril 2007, alors qu'il a fait 8 points de plus (18,5 % contre 10,5 %) le soir du 1 tour, le 22 avril 2007. - La semaine précédant le deuxième tour de l'élection présidentielle de 2007, les principales entreprises de sondages donnent toutes Nicolas Sarkozy gagnant avec entre 5 et 9 points d'écart avec Ségolène Royal, alors qu'une petite entreprise de sondages, 3C Études, pratiquant la même méthode des quotas, aussi sérieusement, donne Nicolas Sarkozy à égalité avec Ségolène Royal. Faut-il y voir le résultat de l'influence des groupes de pression, voire des patrons des entreprises de sondages qui entendent peser sur le score de leurs amis, et/ou de leurs plus gros clients ? L'entrepreneur Vincent Bolloré, ami proche du Président Sarkozy, détient désormais l'intégralité du capital de CSA-TMO tandis que l'actuelle présidente du MEDEF, Laurence Parisot, était présidente de l'IFOP. Plus généralement, ces dernières années ont été marquées par un mouvement de concentration des entreprises de sondages, désormais détenues par de grands groupes financiers ou publicitaires. La réception et de l'interprétation des résultats Dans les jours qui suivent, différentes médias reprennent les résultats de ce sondage. Pour le site de BFM-TV, « le pacte de responsabilité ne convainc pas les Français », alors que pour le site de Challenges, « le "pacte" de Hollande ne convainc qu’à moitié les Français ». À l'inverse, avec les mêmes chiffres, le site du Figaro conclu de son côté que « les Français approuvent le pacte de responsabilité », montrant les difficultés rencontrées par les journalistes à analyser objectivement les données chiffrées issues d'un sondage d'opinion. Pour Frédéric Lemaire, dans un article publié en février 2014 sur le site de l'association de critique des médias Acrimed, cette situation illustre plusieurs biais de l'interprétation des sondages, telles que les attentes initiales des entreprises des sondages ou encore la propension des commentateurs médiatiques à « voir le verre à moitié vide, ou à moitié plein » en fonction de leurs intérêts. Effets de la publication des sondages d'intention de vote sur le résultat du vote L'effet bandwagon, ou effet de mode, décrit le phénomène selon lequel la probabilité qu'une croyance, une idée, un comportement, soit adopté augmente en fonction de la proportion d'individus l'ayant adopté auparavant. L'effet underdog est l'effet inverse. Littéralement effet challenger, il consiste en une sympathie pour le candidat donné perdant, ou une incitation à se remobiliser pour le camp annoncé tel. Jérôme Sainte-Marie décrit un troisième effet, qui se manifeste une fois les résultats du vote connus : l'effet de décalage, « qui naît du hiatus se produisant parfois entre [les derniers résultats de sondage] et les chiffres réellement constatés le soir du vote. Il en résulte une atténuation des victoires et une relativisation de la défaite ». Jacques Le Bohec, professeur en sciences de l'information et de la communication, dénonce l'influence des sondages d'intentions de vote qui « rythment de plus en plus fortement la dramaturgie électorale ». La publication de ces sondages, pratique marketing rapide et rentable à mettre en œuvre, favorise la démocratie d'opinion car cette forme d'enquête, malgré ses nombreux biais techniques, reste auréolée du prestige du chiffrage. Texte sous licence CC BY-SA 3.0. Contributeurs, ici. Photo : Jan Prchal - Fotolia.com. 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