Quelque chose est arrivé à Agnès. Tandis que le monde avance sans elle, son amitié avec Lydie demeure un refuge précieux. Entre rires et silences, leur lien indéfectible lui permet d’entrevoir ce qui vient après.

Le sujet du film habitait Eva Victor depuis longtemps, mais ce n'est qu’après avoir découvert de manière autodidacte le cinéma qu’elle s’est sentie prête à l’aborder : l’histoire d’une jeune chercheuse qui, suite à une agression sexuelle, renoue avec sa propre identité, avec une dose d’humour noir et grâce à l’amour et au soutien d’une amie. « Je me suis retrouvée à écrire le film dont j’aurais eu besoin quand j’ai traversé une crise proche de celle d’Agnès », explique Eva Victor. « Plus que de filmer la violence ou les agressions, c’était la guérison qui m’intéressait. Je tenais à explorer ce sentiment d’impasse, le fait de voir les gens qu’on aime aller de l’avant tandis qu’on reste coincé dans le souvenir de ce qu’on a vécu. J’ai voulu faire ce film pour la personne que j’avais été. »
Le film travaille des questions plus vastes que posent les traumatismes intimes : comment change-t-on physiquement quand nos souvenirs les plus douloureux s’installent dans notre corps ? Comment faire le deuil de la personne qu’on aurait pu devenir ? Comment suivre une voie qui n’est pas celle qu’on s’imaginait ? En faisant le portrait d’un personnage bloqué, Eva Victor joue avec la chronologie : les minutes, les heures, les jours et même les années deviennent floues et décousues en période de crise ; et aller de l’avant n’est pas un cheminement linéaire. Eva Victor s’interroge aussi sur ce que signifie vivre dans un corps, et de devoir affronter ses vulnérabilités paralysantes et ses euphories et elle utilise habilement la comédie pour interroger le rôle de l’humour comme rempart et comme fenêtre sur le chaos émotionnel de son personnage. « Les moments drôles du film ne minimisent jamais l’expérience ou le traumatisme d’Agnès », déclare Eva Victor. « L’humour est toujours utilisé au détriment des personnages dominants – ceux qui sont grossiers ou blessants envers Agnès – ou il met en lumière l’absurdité de sa situation. » Si Sorry, Baby suit le périple d’Agnès même dans ses accidents de parcours et ses sorties de route, un personnage revient, comme une base solide : son amie la plus proche, Lydie, qui est là pour Agnès la nuit où tout bascule, et qui reste là pour elle, même après son déménagement, son mariage et la naissance de son enfant. « Je voulais écrire une histoire d’amour sur la force de ces amitiés – le genre d’amour où l’on s’assoit avec quelqu’un, on l’écoute et on veille sur lui s’il traverse la pire épreuve imaginable. C’est l’une des choses les plus fortes que je n’aie jamais vécues. Si le film n’est pas une tragédie, c’est parce que Lydie est là pour écouter Agnès », explique Eva. Lydie et Agnès démontrent également que l’amour n’est pas toujours égalitaire, ce qui, pour Eva, est l’une des nombreuses vertus de l’amour. « Après avoir vécue une telle situation, Lydie comprend que l’égoïsme va de pair avec la guérison après telle situation ; elle sait qu’Agnès doit se replier sur elle-même pour survivre. Mais cela ne signifie pas que Lydie reste coincée elle aussi. Je pense qu’il est important qu’elle fasse preuve de patience envers Agnès, mais elle ne s’empêche jamais de vivre la vie qu’elle entend vivre. »
Une fois le scénario prêt, Eva l’a envoyé à Barry Jenkins, scénariste, réalisateur et producteur oscarisé, fidèle soutien des jeunes cinéastes via sa société de production Pastel. Jenkins connaissait déjà Eva, l’ayant contacté sur les réseaux sociaux après avoir été bluffé par la richesse cinématographique de ses vidéos humoristiques. Jenkins, ainsi que les cofondateurs de Pastel, Adele Romanski et Mark Ceryak, voulaient non seulement produire Sorry, Baby, mais tenaient à ce que Eva réalise le film, elle-même. « Barry avait vu mes vidéos et me pensait prête à franchir le pas en tant que réalisatrice », raconte Eva. « Il m’a fait remarquer que j’étais déjà cinéaste, même si je n’avais jamais vu les choses sous cet angle. Quand les producteurs m’ont offert de réaliser le film, j’ai d’abord refusé, car cela me semblait trop compliqué pour un premier long métrage. Ils m’ont proposé de prendre le temps d’y réfléchir. » « J’ai créé des planches visuelles détaillées pour chaque scène du scénario pour m’amuser, mais je me suis vite rendu compte du plaisir que j’y prenais. J’avais des idées très précises sur l’esthétique et l’atmosphère du film », explique Eva. « J’avais encore beaucoup d’appréhensions à l’idée de réaliser, car je n’avais aucun bagage technique, alors j’ai dit à mes producteurs que je devais d’abord apprendre à mettre en scène, ce que nous avons fait. »
Drame de Eva Victor. 3,6 étoiles AlloCiné.