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La diffusion d'un bulletin de salaire porte atteinte à la vie privée du salarié


Dans une récente affaire la Cour de cassation juge que la publication des bulletins de salaire sans consentement constitue une atteinte à la vie privée et donne droit à réparation, même sans preuve de préjudice en termes de réputation ou de carrière.

 

Extrait de l'arrêt de la Cour de cassation, civile, Chambre social du 20 mars 2024.

Pourvoi n°: 22-19.153.

[..]


Faits et procédure

1. Selon l’arrêt attaqué (Paris, 19 mai 2022), M. [K] est salarié de la société Altran. Depuis mai 2005, il est titulaire de divers mandats de représentant syndical, notamment de délégué syndical CFDT sur l’établissement Île-de-France et de délégué syndical groupe pour la CFDT. Il est l’un des médiateurs de la société.

2. Invoquant un manquement aux missions légales de la Fédération nationale des personnels des sociétés d’études, de conseil et de prévention CGT, du syndicat CGT Altran la Défense et du syndicat CGT Altran Sud Ouest (la fédération et les syndicats CGT), un harcèlement moral et une atteinte à la vie privée du salarié, celui-ci et le syndicat Betor Pub CFDT (le syndicat CFDT) ont saisi le tribunal de grande instance de Bobigny le 21 mars 2019, aux fins de condamnation de la fédération et des syndicats CGT au paiement de dommages-intérêts et de publication de la décision à intervenir.

Enoncé du moyen : Sur le moyen du pourvoi incident, qui est préalable

3. La fédération et les syndicats CGT font grief à l’arrêt de les débouter de leur demande tendant à juger irrecevables les demandes de M. [K] et du syndicat CFDT relatives au harcèlement et à la vie privée du fait de la nullité de l’assignation et de la prescription des demandes, alors :

« 1°/ que le juge ne peut refuser de statuer en se fondant sur l’insuffisance des preuves qui lui sont fournies ; qu’en l’espèce, les organisations syndicales exposantes faisaient valoir que l’assignation qui leur avait été délivrée par M. [K] et le syndicat CFDT était nulle dès lors qu’elle n’était pas conforme aux exigences posées par l’article 53 de la loi du 29 juillet 1881 relative à la liberté de la presse ; que pour débouter les exposantes de leur demande à ce titre, la cour d’appel a relevé qu’aucune des parties ne lui soumettait une copie de l’assignation et qu’elle se trouvait donc placée dans l’impossibilité d’examiner précisément les termes de celles-ci ou les conditions de sa délivrance ; qu’en statuant par de tels motifs, la cour d’appel a violé les dispositions de l’article 4 du code civil ;

2°/ que les abus de la liberté d’expression prévus et réprimés par la loi du 29 juillet 1881 relative à la liberté de la presse ne peuvent être poursuivis que sur le fondement des dispositions de cette loi ; qu’en conséquence, peuvent être seuls sanctionnés sur le fondement de l’article 9 du code civil des faits distincts de ceux prévus et réprimés par les dispositions de la loi du 29 juillet 1881 ; qu’en l’espèce, pour débouter les exposants de leurs demandes relatives à la nullité de l’assignation et à la prescription des demandes, la cour d’appel a retenu que la personne qui s’estime victime d’une atteinte à sa vie privée, peut en rechercher réparation sur le fondement de l’article 9 du code civil, quel qu’en soit le fondement, quand bien même l’atteinte trouverait son origine dans un ou plusieurs articles d’une ou plusieurs publications ; qu’en statuant ainsi, la cour d’appel a violé les dispositions de cet article et celles des articles 29, 53 et 65 de la loi du 29 juillet 1881 relative à la liberté de la presse ;

3°/ que les abus de la liberté d’expression prévus et réprimés par la loi du 29 juillet 1881 relative à la liberté de la presse ne peuvent être poursuivis que sur le fondement des dispositions de cette loi ; qu’en l’espèce, pour conclure à la nullité de l’assignation qui leur avait été délivrée et à la prescription des demandes, les organisations syndicales exposantes faisaient valoir que, sous couvert de demandes formées sur le fondement de l’article 9 du code civil et L. 1152-1 du code du travail, M. [K] et le syndicat CFDT n’excipaient que de faits constitutifs d’infractions de presse prévues et réprimées par la loi du 29 juillet 1881 qui ne pouvaient, en conséquence, être sanctionnés que sur le fondement des dispositions de cette loi ; que pour débouter les demandeurs au pourvoi incident de leurs demandes de ce chef, la cour d’appel a relevé que l’action de M. [K] et du syndicat CFDT tendait à obtenir réparation des préjudices qu’il estimait avoir subi pour deux motifs distincts, à savoir atteinte à la vie privée et harcèlement ce dont il résultait que le salarié n’avait pas respecté les dispositions de la loi sur la presse pour délivrer son assignation ; qu’en statuant par de tels motifs sans rechercher, ainsi qu’elle y était pourtant invitée, si les faits visés comme constitutifs d’une atteinte à la vie privée et d’un harcèlement moral n’étaient pas uniquement des faits constitutifs d’injures et de diffamation ne pouvant, en conséquence, être sanctionnés que sur le fondement des dispositions de la loi du 29 juillet 1881, la cour d’appel a entaché sa décision d’un défaut de base légale au regard des dispositions des articles 29, 53 et 65 de cette loi, de l’article 9 du code civil, de l’article L. 1152-1 du code du travail. »

Réponse de la Cour

Vu les articles 29 et 53 de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse :

4. Aux termes du premier de ces textes, toute allégation ou imputation d’un fait qui porte atteinte à l’honneur ou à la considération de la personne ou du corps auquel le fait est imputé est une diffamation et, selon le second, la citation doit, à peine de nullité, préciser et qualifier le fait incriminé, et indiquer le texte de loi applicable à la poursuite.

5. Les abus de la liberté d’expression prévus et réprimés par la loi du 29 juillet 1881 ne peuvent être réparés sur le fondement de l’article 1240 du code civil.

6. Pour débouter la fédération et les syndicats CGT de leur demande de nullité de l’assignation, l’arrêt constate d’abord que la demande est formée par M. [K], salarié de la société Altran, et le syndicat CFDT à l’encontre d’autres organisations syndicales et relève que les faits dénoncés résultent exclusivement de publications intitulées « Le Consultant Enchaîné », émanant de la CGT, que des tracts visant expressément M. [K] ou sa fonction de médiateur le qualifient de « médiator », renvoyant directement à quelque chose qui tue, comme l’amiante ou au médicament, et allèguent l’existence d’une corruption de certains délégués syndicaux en établissant un lien entre, d’une part la signature d’accords collectifs défavorables aux salariés, d’autre part une augmentation de rémunération des représentants syndicaux les ayant signés et l’attribution d’emplois fictifs « médiators ».

7. L’arrêt retient ensuite que si toute atteinte à une personne déterminée commise par la voie de la presse est susceptible d’être poursuivie sur le fondement de la loi sur la presse, il n’en résulte pas que seule cette voie procédurale puisse être suivie, que si toute diffamation constitue une atteinte à la vie privée et cause un préjudice à celui qui en est la victime, toute atteinte à la vie privée ne constitue pas nécessairement une diffamation, qu’une personne s’estimant victime d’une atteinte à sa vie privée dispose du droit de saisir le juge judiciaire sur le fondement de l’article 9 du code civil, quand bien même l’atteinte trouverait son origine dans un ou plusieurs articles d’une ou plusieurs autres publications.

8. Enfin, l’arrêt retient que l’action de M. [K], à laquelle s’associe le syndicat CFDT, tend à obtenir réparation des préjudices qu’il estime avoir subis pour deux motifs distincts, une atteinte à la vie privée et un harcèlement, et qu’il en résulte que M. [K] n’avait pas à respecter les dispositions de la loi sur la presse pour délivrer son assignation, que ce soit en termes de délais, de signification au ministère public ou de visa précis de la loi du 29 juillet 1881.

9. En statuant ainsi, alors qu’il résultait de ses constatations que les faits incriminés, de nature à porter atteinte à l’honneur ou à la considération du demandeur, pouvaient être constitutifs de diffamation ou d’injure au sens de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse, la cour d’appel, qui n’a pas tiré les conséquences légales de ses constatations, a violé les articles susvisés.

Enoncé du moyen : Et sur le second moyen du pourvoi principal

10. M. [K] et le syndicat CFDT font grief à l’arrêt de les débouter de leurs demandes de dommages-intérêts et de publication de la décision, alors :

« 1°/ que les bulletins de paie d’un salarié, en ce qu’ils mentionnent notamment le montant de la rémunération individuelle, relèvent de la vie privée ; que la diffusion des bulletins de paie sans l’accord du salarié constitue donc une atteinte à la vie privée ; qu’en retenant le contraire, aux motifs inopérants que ''M. [K] n’apporte aucun élément de nature à établir que la communication, à des tiers, du montant de sa rémunération aurait eu un effet quelconque, que ce soit, par exemple, en termes de réputation, de carrière, d’image au sein de l’entreprise'', la cour d’appel a violé l’article 9 du code civil ;

2°/ que les bulletins de paie d’un salarié, en ce qu’ils mentionnent notamment le montant de la rémunération individuelle, relèvent de la vie privée ; qu’en l’espèce, il résultait des propres constatations de la cour d’appel que la CGT a reproduit sur un tract syndical intitulé « Les Corps Rompus à la Direction » une copie partielle du bulletin de janvier 2008 de M. [K] puis une copie partielle de son bulletin de mars 2017 avec la mention suivante : ''Notre délégué syndical CFDT a ainsi vu sa rémunération mensuelle brute progresser de 84,42 % en 9 ans !'' ; qu’en déboutant néanmoins M. [K] et le syndicat CFDT de leurs demandes, aux motifs que ''M. [K] n’apporte aucun élément de nature à établir que la communication, à des tiers, du montant de sa rémunération aurait eu un effet quelconque, que ce soit, par exemple, en termes de réputation, de carrière, d’image au sein de l’entreprise'', quand il résultait de ses propres constatations qu’au regard de l’objet et du contenu du tract litigieux, la publication était de nature à porter atteinte à la réputation et à l’image de M. [K] au sein de l’entreprise, la cour d’appel a violé l’article 9 du code civil. »

Réponse de la Cour 

Vu l’article 9 du code civil :

11. Selon ce texte, chacun a droit au respect de sa vie privée ; les juges peuvent, sans préjudice de la réparation du dommage subi, prescrire toutes mesures propres à empêcher ou faire cesser une atteinte à l’intimité de la vie privée.

12. Pour débouter M. [K] et le syndicat CFDT de leurs demandes de dommages-intérêts résultant de l’atteinte à la vie privée causée par la diffusion du bulletin de salaire du délégué syndical, l’arrêt retient que les bulletins de salaire de M. [K] ont été publiés, que ce sont des éléments de sa vie privée qui ont été transmis à des tiers sans que l’intéressé ait donné son accord, mais que celui-ci n’apporte aucun élément de nature à établir que la communication, à des tiers, du montant de sa rémunération aurait eu un effet quelconque en termes de réputation, de carrière, d’image au sein de l’entreprise.

13. En statuant ainsi, alors que la seule constatation de l’atteinte à la vie privée ouvre droit à réparation, la cour d’appel a violé le texte susvisé.

Portée et conséquences de la cassation

14. Après avis donné aux parties, conformément à l’article 1015 du code de procédure civile, il est fait application des articles L. 411-3, alinéa 2, du code de l’organisation judiciaire et 627 du code de procédure civile.

15. L’intérêt d’une bonne administration de la justice justifie, en effet, que la Cour de cassation statue au fond sur la demande de paiement de dommages-intérêts au titre d’un harcèlement moral.

16. L’assignation, visant expressément l’article L. 1152-1 du code du travail afin d’obtenir la réparation d’allégations diffamatoires ou injurieuses, est nulle en ce que M. [K] et le syndicat CFDT demandent la condamnation de la fédération et des syndicats CGT à leur payer une certaine somme au titre d’un harcèlement moral.

PAR CES MOTIFS, et sans qu’il y ait lieu de statuer sur le premier moyen du pourvoi principal, la Cour :

CASSE ET ANNULE, en toutes ses dispositions, l’arrêt rendu le 19 mai 2022, entre les parties, par la cour d’appel de Paris ;

DIT n’y avoir lieu à renvoi des chefs de dispositif de l’arrêt en ce qu’il déboute la Fédération nationale des personnels des sociétés d’études, de conseil et de prévention CGT, le syndicat CGT Altran la Défense et le syndicat CGT Altran Sud Ouest de leur demande tendant à juger irrecevables les demandes de M. [K] et du syndicat Betor Pub CFDT relatives au harcèlement du fait de la nullité de l’assignation et de la prescription des demandes et en ce qu’il déboute M. [K] et le syndicat Betor Pub CFDT de leur demande de condamner la Fédération nationale des personnels des sociétés d’études, de conseil et de prévention CGT, le syndicat CGT Altran la Défense et le syndicat CGT Altran Sud Ouest à leur payer des dommages-intérêts au titre d’un harcèlement moral ;

ANNULE l’assignation du 21 mars 2019 en ce que M. [K] et le syndicat Betor Pub CFDT demandent la condamnation de la Fédération nationale des personnels des sociétés d’études, de conseil et de prévention CGT, du syndicat CGT Altran la Défense et du syndicat CGT Altran Sud Ouest à leur payer des dommages-intérêts au titre d’un harcèlement moral ;

Remet, sur les points restant à juger, l’affaire et les parties dans l’état où elles se trouvaient avant cet arrêt et les renvoie devant la cour d’appel de Paris autrement composée;

Laisse à chacune des parties la charge des dépens par elle exposés ;

En application de l’article 700 du code de procédure civile, rejette les demandes ;

Dit que sur les diligences du procureur général près la Cour de cassation, le présent arrêt sera transmis pour être transcrit en marge ou à la suite de l’arrêt cassé ;

Ainsi fait et jugé par la Cour de cassation, chambre sociale, et prononcé par le président en son audience publique du vingt mars deux mille vingt-quatre.

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