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Le théorème de Marguerite


L'avenir de Marguerite, brillante élève en Mathématiques à l'ENS, semble tout tracé. Seule fille de sa promo, elle termine une thèse qu’elle doit exposer devant un parterre de chercheurs. Le jour J, une erreur bouscule toutes ses certitudes et l’édifice s’effondre. Marguerite décide de tout quitter pour tout recommencer.


Entretien avec la réalisatrice Anna Novion 

L’Ecole Normale Supérieure est un univers clos, mystérieux pour les néophytes. Pourquoi avoir choisi ce cadre comme point d’amorce du film ?

Quand je commence un film, je pars toujours d’un sentiment, d’une sensation que j’ai éprouvée, qui m’intrigue et que j’ai envie d’explorer. Vers 20 ans, je suis tombée malade et j’ai dû rester cloîtrée six mois. Après ma guérison, j’ai ressenti un décalage avec les gens de mon âge, je n’étais plus dans leur insouciance. J’ai cherché comment raconter ce décalage au monde et aux autres. J’ai pensé aux grandes écoles, où les élèves sont parfois en dehors du monde, focalisés sur leurs études et très vite le milieu des mathématiques m’est apparu comme une évidence. L’univers des mathématiques et par extension de l’ENS a rarement été représenté au cinéma, et encore moins avec une héroïne mathématicienne. C’est ma rencontre avec Ariane Mézard, l’une des rares et grandes mathématiciennes françaises, qui a été déterminante. Entre nous, il y a eu un coup de cœur amical, une « reconnaissance » qui m’a bouleversée. Elle est sensible, directe, franche, ouverte aux autres. Elle dégage une force impressionnante contenue dans beaucoup de fragilité, une évidente assurance qui semble pourtant toujours s’excuser d’être là. C’est la première qui m’a parlé des mathématiques d’une manière artistique, en évoquant la poésie, l’imaginaire, tout ce qui m’anime aussi dans mon métier. En me parlant de sa passion, elle me parlait de la mienne. Gilles Deleuze disait très justement qu’un scientifique invente et crée autant qu’un artiste... Avec Mathieu Robin, mon co-scénariste, nous avons écrit un personnage qui s’inspirait très fortement d’Ariane et qui, en même temps, me racontait. Etre réalisatrice, c’est ne jamais rien lâcher. Il y a chez Marguerite ce volontarisme, une forme d’abnégation, une passion dans lesquels je me reconnais. L’autre point commun, c’est l’engagement et la ténacité qu’exigent nos métiers. Les mathématiciens peuvent chercher toute leur vie à résoudre un problème sans être certains d’y arriver. Les cinéastes prennent aussi le risque de voir leur projet achopper à tout moment. Il y a quelque chose de l’ordre d’un acte de foi. Être mathématicien, c’est entrer en religion. D’ailleurs l’ENS ressemble à un cloître et il s’y déroule des séminaires… Dans le film, Marguerite a un rapport très pur aux mathématiques, une forme de dévotion. 

Le thème de la filiation tient une place centrale dans tous vos films. Comment l’expliquez-vous ?

C’est lié à mon histoire personnelle, sans doute aux rapports que j’entretiens avec mon père. Ce n’est pas un hasard si mes films commencent avec des personnages ceux incarnés par Jean-Pierre Darroussin et, ici, celui d’Ella Rumpf boulonnés dans leurs certitudes et qui ont peur de s’ouvrir. Survient ensuite un événement qui les oblige à faire un pas de côté, à lâcher prise, à faire de leur vulnérabilité une force. J’aime installer des personnages dans un parcours initiatique, les voir s’ouvrir au monde, grandir, se détacher des figures d’autorité. Dans Les grandes personnes, c’est une adolescente (Anaïs Demoustier) qui s’émancipe de son père, le temps des vacances sur une petite île suédoise. Dans Rendez-vous à Kiruna, le récit adopte le point de vue du père avec en filigrane le thème de la reconnaissance. Dans ce film, c’est Marguerite qui mène le récit, c’est elle qui s’acharne dans son travail pour prouver à Werner qu’elle mérite sa place. Et cette conviction nourrit sa colère. Marguerite affirme peu à peu ce qu’elle attend de Werner : une reconnaissance en tant que mathématicienne à part entière. Elle n’est pas là pour satisfaire aux quotas !

Comme dans tout récit d’apprentissage, Marguerite croise des personnages, Noa et Lucas, qui vont infléchir le cours de sa vie et qu’elle va aussi influencer...

Noa et Lucas sont davantage dans la vie que Marguerite. Noa est danseuse, elle s’exprime par le corps, elle en a fait un art alors que Marguerite n’a jamais pris soin de son physique. Noa est comme une petite tornade dans la vie de Marguerite, mais toutes les deux ont des points communs. Elles sont passionnées par leur métier, elles n’ont aucun préjugé, elles s’étonnent mutuellement de leur différence mais pour autant, chacune accepte l’autre comme elle est. La liberté de parole de Marguerite épate Noa, la liberté de femme de Noa inspire Marguerite. Lucas est plus sociable que Marguerite, plus léger, il étudie avec pour objectif la réussite et une certaine forme de gloire. C’est la passion des mathématiques qui les réunit. Marguerite, elle, ne s’autorise pas à rêver ailleurs, elle a même le sentiment que l’affirmation de sa féminité pourrait dévaloriser son talent. A l’ENS, elle a tout fait pour se fondre dans la masse, c’est-à-dire être comme les garçons qui doivent masquer leurs faiblesses et leur sensibilité. Lucas doit batailler pour convaincre Marguerite qu’avoir des sentiments ne risque pas de la fragiliser. Pour Marguerite, le problème, c’est que les sentiments sont par essence irrationnels et qu’elle ne peut pas les maîtriser comme un raisonnement scientifique. Il y a dans leur duo matière à une comédie romantique et à une comédie de remariage avec les mathématiques !

Le refus de perdre, au jeu comme dans ses recherches, conduit Marguerite au bord du gouffre. Est-ce une manière d’évoquer la folie qui guette tous les génies?

Le refus de perdre, au jeu comme dans ses recherches, conduit Marguerite au bord du gouffre. Est-ce une manière d’évoquer la folie qui guette tous les génies ? J’ai voulu faire ressentir ce vertige, montrer que Marguerite peut déraper par orgueil et se perdre. Tous les mathématiciens ont une histoire à raconter sur un collègue qui est devenu fou, schizophrène, qui ne s’est jamais remis d’une erreur ou qui s’est suicidé. C’est un domaine qui exige tellement de travail que le cerveau peut imploser. Les gens qui ont une rapidité d’esprit hors du commun veulent être en permanence à la hauteur de leurs capacités ; c’est une exaltation permanente et beaucoup de pression. On peut aussi faire la comparaison avec ce que vivent les sportifs de haut niveau.

Comment votre choix s’est-il porté sur Ella Rumpf, révélée par Grave et que l’on a vue notamment dans la série Tokyo Vice ?

Je ne lui ai pas fait passer d’essais. Quand on s’est rencontrées, on a beaucoup discuté, je l’ai observée et j’ai su que c’était elle. J’ai senti qu’il y avait la possibilité d’une rencontre passionnante entre Ella et le personnage, et que de cette rencontre jaillirait une Marguerite captivante. Ella dégageait une intensité, une capacité d’engagement que j’avais envie de filmer. On s’est demandé jusqu’où pousser le curseur de la comédie avec ce personnage. Marguerite est décalée par rapport au monde extérieur mais ce n’est pas non plus une extraterrestre, il fallait éviter de tomber dans le grotesque, la caricature. Pendant quatre mois, on a répété et repris toutes les scènes pour trouver la juste mesure. Par exemple, au début du film, Marguerite répond à une interview. Quand on lui demande quels sont ses hobbies et qu’elle répond « Je joue aux Yams avec ma mère », elle est premier degré. Son sérieux la rend comique. Outre le travail avec Ariane Mézard qui l’a immergée dans l’univers des mathématiques, leur philosophie et leur calligraphie, Ella s’est impliquée physiquement. J’avais très envie de filmer la démarche de Marguerite. Elle est à la fois gauche, un peu garçonne, tout en allant droit au but. Elle se fiche complètement du regard des autres, c’est un trait de caractère que j’adore. On vit tous dans un monde où l’on scrute l’autre autant que l’on est détaillé, on est constamment jugé sur les réseaux sociaux. Montrer quelqu’un qui s’abstrait de cette tyrannie quotidienne participe de mon discours sur notre société.

Marguerite a beau ne pas être dans la norme, c’est une femme d’aujourd’hui...

Et une femme forte, d’un haut niveau intellectuel. Elle est un exemple, au sens où c’est une combattante acharnée et endurante, qui plus est, dans un milieu très masculin. C’est difficile de se faire une place lorsque l’on est sans cesse ramenée à son genre ; c’est une pression, induite par les autres, qui oblige à être la meilleure. Je l’ai éprouvé dans mon métier, notamment lorsque j’ai réalisé des épisodes du Bureau des légendes. On pense que si on est la seule femme à avoir été choisie, il faut mériter sa place parce qu’on est une exception, voire une anomalie. C’est la première fois que je me raconte autant dans un film. Il n’est pas autobiographique mais profondément personnel, dans mon rapport au monde et au travail. Sur le plateau, on n’arrêtait pas de m’appeler Marguerite et Ella, Anna ! Il faut être une guerrière pour réussir dans ce métier. La colère de Marguerite, je la porte aussi, face à des choses de la vie que l’on estime injustes. Marguerite est un petit soldat qui n’obéit pas aux ordres, qui grandit, et s’emplit d’une grande puissance. J’espère qu’à travers elle, le film donnera envie aux femmes de se battre pour accomplir leur passion.

Vous arrivez même à rendre les mathématiques cinématographiques !

C’était l’un des autres enjeux de réalisation. Comment rendre organiques ces mathématiques auxquels personne ne comprend rien ? Il fallait que j’épouse la passion et l’engagement qui animent Marguerite et Lucas. Tous les deux sont acharnés au travail. Ne pas le montrer aurait été un manque de respect et de vérité envers les mathématiciens. Quand ils peignent en noir les murs du salon pour y écrire des équations, je voulais qu’on ait l’impression qu’ils repeignent la chapelle Sixtine ! Ces écritures sont comme des hiéroglyphes, elles sont fascinantes à regarder, il y a de la beauté dans cette abstraction. Les équations que l’on voit dans le film sont toutes authentiques, c’est Ariane Mézard qui s’y est engagée. La conjecture de Goldbach, que veut prouver Marguerite, est un problème qui n’a pas encore été résolu. Et ce qui est fou, c’est qu’Ariane a fait de vraies avancées sur le sujet en amont du tournage. Les mathématiciens qui, dans le futur, voudront démontrer Goldbach pourront voir le film et y trouver des éléments clé !

L’énergie de Marguerite dont vous parlez est portée par le choix d’une musique romanesque. Comment Pascal Bideau l’a-t-il composée ?

On travaille ensemble depuis Les Grandes Personnes. Pascal était parti sur une musique mathématique, cérébrale, qui ressemblerait à du Philip Glass, mais on s’est rendu compte que ça n’apportait rien à l’image. J’avais constamment en tête « L’enfer », la chanson de Stromae où il évoque ses pensées suicidaires. J’ai réalisé que c’étaient les chœurs bulgares, au début du morceau, qui me touchaient. Ça a été comme un déclic pour Pascal et moi : il nous fallait une musique lyrique et romanesque qui traduise la richesse d’âme de Marguerite, son côté « à fleur de peau » qu’elle cherche à dissimuler. La musique composée par Pascal contribue à donner du romanesque au récit et complète la compréhension du personnage.

Comment abordez-vous la sélection officielle du film à Cannes, quinze ans après celle de Les Grandes Personnes à la Semaine de la Critique ?

Avec enthousiasme. Quand j’ai présenté Les Grandes Personnes, j’avais 28 ans. Il y avait de l’euphorie, des frissons, ça me paraissait irréel et j’ai ressenti ça comme un accomplissement, comme si mon rêve se réalisait. J’étais une cinéaste débutante et cette sélection me confortait dans l’idée que je pouvais me faire une place dans ce métier. Bien sûr, passé ce moment magique, j’ai réalisé que ce n’était qu’une étape et qu’il fallait se remettre au travail. Les moments d’euphorie ne durent jamais longtemps. Aujourd’hui, j’ai davantage de recul, je réfléchis déjà à la suite. Ce qui est rassurant, quand on est sélectionné dans le plus grand festival de cinéma du monde, c’est qu’on se dit qu’on a bien fait de s’acharner ! Il y a tellement de moments dans la vie d’une réalisatrice où l’on se demande si c’est raisonnable de se battre autant pour raconter une histoire. Cannes balaye pour un temps une partie de ces doutes. Et puis, je vais aussi y rencontrer mon premier public et je sais que pour moi ce sera l’expérience la plus émouvante du festival.

Drame de Anna Novion. Propos reccueilli par Philippe Paumier. 4 étoiles Allociné.

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