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Grand marin


Lili a tout quitté pour partir au bout du monde réaliser son rêve : pêcher sur les mers du Nord. Elle  persuade Ian, capitaine de chalutier, de lui donner sa chance et s'embarque sur le Rebel. Solitaire et insaisissable, celle que l’on surnomme « moineau » est la seule femme de l’équipage. Mais sous une apparente fragilité Lili est déterminée à aller jusqu’au bout de sa quête et défendre sa liberté.

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Entretien avec la réalisatrice, Dinara Drukarova

Votre premier long-métrage est inspiré du Grand marin de l’écrivaine Catherine Poulain, pourquoi avez-vous eu envie de l’adapter ?
Quand j’ai lu le livre qui est une histoire autobiographique sur ses années  de pêche en Alaska j’ai tout de suite senti que derrière cette histoire personnelle, se tramait l’histoire universelle d’un être qui cherche à s’échapper de sa vie d’avant pour aller vers l’inconnu. C’était pour moi, l'illustration parfaite de l’expression « larguer les amarres » et prendre le large. Partir en mer pour se confronter, connaitre ses limites, aller au plus loin de soi-même. Et pour une femme, entrer dans ce monde d’hommes dans ce monde de la pêche et se faire une place, gagner le respect des autres et le respect de soi-même aussi.

Le film raconte l’enrôlement de Lili, l’héroïne, sur un chalutier et sa vie au milieu des marins pêcheurs. Comment avez-vous «infiltré» ce milieu ?
J’ai commencé par des stages de pêche. C’est un monde difficile d’accès, la porte pour y entrer est toute petite, parce que les pêcheurs ne veulent pas de « touristes » sur leur bateau. C’est un monde très fermé, leur travail est un travail à risque, et très physique. Enfin, c’est un monde d’hommes ; à quelques exceptions près, les femmes y sont très rares. Un ami armateur m’a introduite auprès d’un capitaine d’un chalutier à Boulogne-sur-Mer pour faire une sortie en mer avec des pêcheurs français. J’ai passé cinq jours dans une tempête, avec le mal de mer, pensant que j’allais mourir... J’avais mes règles, je ne pouvais pas me laver... Rien dans cet univers n’est adapté aux femmes. Pendant trois jours entiers, je suis restée dans la cale, allongée, misérable... Et puis un jour, le capitaine est venu me chercher. Il m’a sortie sur le pont, m’a donné à manger du riz froid. Je lui demandé pourquoi il n’était pas venu plus tôt. Il m’a répondu : « Tu voulais voir comment ça se passe, et ben voilà, t’as vu ! »

Pourquoi avoir choisi de tourner en Islande ?
Après cette première sortie calamiteuse en mer, je ne me suis pas laissé décourager et j’en ai fait beaucoup d’autres ! Je suis montée à bord de chalutiers en Belgique, en France, en Islande, au Canada... Au début nous avions choisi avec Julie Gayet de tourner dans un village au Québec puis le Covid est arrivé et le lieu est devenu interdit d’accès aux étrangers... Parallèlement, Julie a mis en veille sa boite de production pour des raisons  économiques et j’ai été contrainte de trouver une nouvelle structure pour accueillir mon film. Ce sont mes nouvelles productrices, Marianne Slot et Carine Leblanc, qui avaient des contacts en Islande et qui ont eu l’idée de « déplacer » le tournage là-bas. Je suis très heureuse de ce choix. Les paysages islandais procurent un fort sentiment d’évasion – avec ses petits ports de pêche du bout du monde, la mer infinie – mais je dirais que c’est plus que ça... Ces paysages parlent à notre inconscient. Ils permettent de débloquer notre pensée et notre mouvement intérieur. J’ai beaucoup songé aux tableaux du peintre anglais Turner. Quand je suis face à ses toiles, ce n’est pas la mer que je regarde, c’est à l’intérieur de moi-même.Le premier plan du film montre mon héroïne de dos, en train de contempler une mer calme et hypnotique qui résonne en elle comme l’appel des sirènes dans l’Odyssée... C’est l’infini, l’inconnu, mais il renvoie aussi à son état intérieur : un sentiment de solitude chevillé au corps, et en même temps un magnifique désir d’évasion.

Au début du film, un pêcheur lance en plaisantant à Lili qu’il n’a pas de travail à lui proposer, sauf si elle cherche un emploi de «nounou». Grand marin est-il un film de survie féminine dans un milieu exclusivement masculin ?
Ce qui m’a attirée dans le livre de Catherine Poulain, c’est justement sa relation avec les hommes. Le film ne cesse d’interroger la manière qu’elle a de se positionner vis-à-vis de ce milieu, le regard qu’elle pose sur les hommes et celui qu’ils posent sur elle. Ce regard évolue. À un moment, passé les petites vannes sexistes, la méfiance, les hommes de son équipage l’acceptent pour ce qu’elle est et pour sa force de travail. Lili ne se sent pas obligée de surjouer la virilité, elle a simplement une forte personnalité et demande à être respectée. Ce film est un plaidoyer pour ne pas se laisser assigner par les étiquettes, les clichés sexistes, tenté de dépasser les jeux de rôles masculin/féminin que la société et notre culture, trop souvent, nous imposent. Lili va faire peu à peu sa place.

Votre héroïne est assez taiseuse. On ne sait presque rien d’elle. Pourquoi un tel silence sur son passé  et même ses pensées ?
Ce mystère et ce non-dit, déjà présents dans le livre, m’ont permis de me projeter dans le personnage. Je trouve ça fort de ne pas être dans le conditionnement du lecteur/spectateur, de ne pas le « préparer » aux actions de l’héroïne. On ne connait pas un évènement particulier qui pousse Lili à partir. C’était important pour moi de sortir des récits traditionnels parfois très verrouillés. Selon moi, il y a « plusieurs » Lili, et plusieurs histoires possibles qui la décident à tout quitter, partir vers l’inconnu et se confronter à elle-même. Lili ce n’est pas juste Catherine Poulain ou moi, c’est plein de femmes à la fois qui se battent pour exister. Je sais les océans symboliques que les femmes traversent en tant que mère, amoureuse ou artiste... Je voulais offrir aux spectateur.rice.s la possibilité de se projeter dans cette trajectoire et accomplir un voyage très personnel.

Comment avez-vous réussi à combiner le fait d’être actrice et la mise en scène ?
Tout d’abord c’est grâce à la confiance que m’ont faite mes productrices, car il faut du courage pour partir en tournage en plein Covid en Islande ! Mais aussi Il faut avoir un bon binôme. J’ai choisi de travailler avec le chef opérateur Timo Salminen (collaborateur des films d’Aki Kaurismaki, ndltr) avec qui j’avais déjà tourné mon court-métrage. Notre complicité s’est construite à ce moment-là. Entre nous il y a une sorte d’évidence, on se comprend parfois à travers un simple regard. C’est très intuitif. Timo est mutique, ne parle presque pas ; il s’exprime à travers ses images. Tout ce qu’il filme est d’une extrême beauté. Pour moi c’est un poète de l’image et la poésie au cinéma est ce qui m’importe le plus. Je m’intéresse à l’émotion, au questionnement, à la beauté et la simplicité.

Il y a des séquences en bateau qui semblent quasi documentaires...
Les séquences de pêche devaient transpirer la vérité. La mer ne pardonne pas d’erreur donc il fallait être d’une précision absolue dans la manière de saisir et de filmer les gestes. Les tournages en mer sont très complexes, à la fois pour des histoires d’assurances et de nombre de personnes autorisées à être sur le bateau. D’autre part, on ne peut pas demander aux comédiens d’exécuter eux-mêmes les gestes précis des pêcheurs car le danger sur le pont est omniprésent. On partait à la pêche avec l’équipe technique et des vrais pêcheurs. Toutes les séquences de pêches sont authentiques. La mise en scène opère constamment entre ce ballet de scènes réelles et les séquences de fiction avec les acteurs.

Drame de Dinara Drukarova. 1 prix à la Fondation Gan pour le cinéma 2020 (édition 34). 3,3 étoiles sur AlloCiné.

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