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Traces


Dans un village du nord du Portugal, un rite de passage hérité d’une tradition païenne laisse des séquelles irréversibles au jeune Laureano, battu par trois autres adolescents. 25 ans plus tard, Laureano vit toujours aux abords du village, en marge de la communauté et entouré de chiens errants. Les agresseurs, devenus maintenant des hommes, se retrouvent un soir pour célébrer la fête du village. À la nuit tombée, un évènement fait remonter le passé à la surface et la tragédie s’installe.

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Entretien avec le réalisateur, Tiago Guedes

Traces se déroule dans un lieu délimité. Est-ce un microcosme pour montrer le monde, du particulier au général ? 
C’est le côté particulier qui m’intéresse. Je pense qu’il est utile de réfléchir à cette partie là. On évalue les personnages et, à partir de là, on dérive vers le général. C’était intuitif et non intentionnel : j’aime les petits espaces, les familles, les éléments de l’intime, qui nous permettent de voir les gens de l’intérieur.

L’idée est-elle de faire un portrait social ?
Dans ce cas ce n’est pas l’objectif. On en arrive là, car lorsqu’on parle du passé, des traditions, on parle d’une forme de culture et d’une façon de voir le monde qui a peut-être empoisonné l’évolution des gens et qui doit être repensée. Il y a une critique implicite, mais elle ne concerne pas particulièrement ce village. Le fait est que, dans ces petites communautés, nous pouvons mieux comprendre ces questions. Dans Traces, je voulais essentiellement parler de la manière dont la société n’accepte pas la différence. Le point de départ du film est une histoire vraie, que j’ai ensuite développée avec Tiago Rodrigues.

Vous êtes donc partis du cas d’un jeune homme qui a été battu et est resté marqué à vie. Était-ce déjà dans le cadre d’une réelle tradition villageoise où l’on porte des masques ? 
Non, nous avons voulu inventer une tradition parce que nous pensions que la plupart sont fondées sur des valeurs discutables. Ces rituels de bizutage et d’initiation, souvent poussés à l’extrême, sont dangereux. L’agression de ce jeune homme, qui l’a stigmatisé pour le reste de sa vie m’a fait réfléchir sur la violence. Cela m’a toujours fasciné, mais pour des raisons paradoxales, parce que je ne la comprends pas. Avec les films, j’essaie de la comprendre.

Pensez-vous qu’il s’agit d’un film sur un certain Portugal primitif ? 
Oui, dans un certain sens. Il s’agit de la manière dont, en tant qu’être humain, nous n’évoluons pas dans notre réflexion, perpétuant certaines formes de violence et de maltraitance des forts à l’encontre des faibles. Ce qui est certain, c’est que toutes les traditions de ce genre ont en commun une forme de pouvoir sur d’autres êtres humains, à savoir ici sur les femmes. C’est de là que vient la masculinité toxique dont traite le film.

Le casting de Traces comprend Albano Jerónimo, Nuno Lopes, Isabel Abreu, João Pedro Vaz, Gonçalo Waddington, Leonor Vasconcelos. C’est un groupe d’acteurs talentueux. Comment s’est déroulée votre collaboration avec ces comédiens ? 
Albano Jeronimo tenait le rôle principal du Domaine et je l’ai choisi à nouveau pour le rôle de Laureano. La plupart des acteurs se connaissaient sur d’autres projets, à l’exception de Leonor, que j’ai  trouvé lors d’un casting. Ce sont des gens que j’aime beaucoup. Nous voulions faire un film où nous pourrions être ensemble pendant un certain temps - c’était une condition préalable lorsque nous avons écrit le scénario avec Tiago Rodrigues. Le travail a été très simple, comme nous le faisons habituellement, à une différence près : cette fois, nous avons bénéficié d’une période de résidence de dix jours sur le lieu de l’action avant le tournage. C’était bien de voir les lieux, d’analyser le texte. C’était presque comme du théâtre, dans la phase de discussion dramaturgique, mais nous n’avons pas vraiment fait de répétitions - je les connaissais suffisamment pour comprendre comment ils fonctionnent. Au début, c’était plutôt une question de répétitions, mais l’expérience que j’ai acquise au théâtre m’a fait comprendre qu’il y a différentes façons d’obtenir certains résultats.

Quelles sont alors ces différences ?
Il y en a beaucoup, bien sûr. Être sur scène ou filmer avec une caméra sont des approches très différentes, mais il se trouve que ces acteurs les connaissent très bien. Elles découlent d’éléments classiques : proximité, distance... Le théâtre est un plan-séquence géant, dans lequel les acteurs sont toujours à la même échelle, ce qui n’est évidemment pas le cas au cinéma. Mais, curieusement, j’ai eu envie d’amener le temps du théâtre au cinéma.

Comment qualifiez-vous ce temps ?
J’aime de plus en plus le temps que vous pouvez enregistrer sans trop faire intervenir le montage. Malgré le fait que j’utilise et que j’ai besoin du montage, je m’intéresse de plus en plus au temps que l’on peut obtenir dans le même cadre et dans la même prise de vue - et cela vient du théâtre.

Vous vous intéressez donc de plus en plus aux plans séquences ? 
Il n’est pas obligatoire d’avoir un long plan dans un sens presque démonstratif, mais je m’intéresse à ce temps que les longs plans peuvent apporter et à la manière dont ils obligent l’acteur. L’acteur doit toujours être présent - il peut écouter, il peut faire... rien, mais il doit être là. J’aime cette écoute qui est obtenue quand on laisse la caméra tourner plus longtemps, au lieu de se contenter d’enregistrer le temps des répliques. Et cela se poursuit au montage : j’ai tendance à laisser les plans durer un peu plus longtemps.

Il existe un vieux cliché, évidemment empreint de préjugés, qui dit que le cinéma portugais est “lent”... 
Le cinéma portugais est si diversifié qu’il est difficile de le cataloguer ainsi, mais il est vrai que ce préjugé existe. Je l’ai eu moi-même lorsque j’étais encore un jeune étudiant, aspirant à faire quelque chose dans le cinéma. Maintenant, je suis fatigué de l’excès de rapidité dans les prises de vue. À notre époque, nous sommes envahis d’images dans lesquelles la pensée disparaît, surpollués par le côté visuel du cinéma. J’apprécie également ça, mais j’ai besoin de ce temps... J’en ai besoin, non : j’aime ça.

Que pensez-vous de cette phrase de Jean Renoir lorsqu’il évoquait le fait que personne n’a une raison absolue, mais que chacun a “ses raisons” ?
Peut-être... Je suis d’accord avec ça ! Aussi parce que la question du bien et du mal est l’une des conceptions les plus ambiguës que l’on nous donne à voir - elle dépendra toujours de l’endroit où l’on regarde, de la position dans laquelle on se trouve.

Drame de Tiago Guedes. 1 nomination au Festival de Cannes 2022 (Edition 75). 3,5 étoiles sur AlloCiné.

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