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Liberté d’expression vs politique d’entreprise


Un salarié est licencié pour insuffisance professionnelle après avoir refusé d’accepter la politique de l’entreprise. Il conteste son licenciement mettant en avant sa liberté d’expression. La Cour d’appel lui donne tort mais pas la Cour de cassation… 

Extrait de l’arrêt de la Cour de cassation, chambre sociale, du 9 novembre 2022. Pourvoi n°21-15.208

[…]

Faits et procédure

1. Selon l'arrêt attaqué (Paris, 10 mars 2021), M. [T] a été engagé à compter du 7 février 2011 par la société Cubik Partners, en qualité de consultant senior, puis promu directeur à compter de février 2014.

2. Il a été licencié pour insuffisance professionnelle par lettre notifiée le 11 mars 2015.

3.Sollicitant l'annulation de son licenciement, il a saisi la juridiction prud'homale de diverses demandes au titre de l'exécution et de la rupture du contrat de travail.

Moyens. Examen des moyens

[…]

Sur le premier moyen du pourvoi principal, pris en ses première et troisième branches. Enoncé du moyen

5. Le salarié fait grief à l'arrêt de rejeter sa demande tendant à prononcer la nullité du licenciement, ordonner sa réintégration et condamner l'employeur à lui payer une certaine somme à titre d'indemnité, alors :

« 1°/ qu'est nul comme portant atteinte à une liberté fondamentale constitutionnellement garantie le licenciement intervenu à raison de l'exercice par le salarié de sa liberté d'expression ; que la cour d'appel a constaté qu'il ne pouvait être reproché à M. [T] son absence d'intégration de la valeur "fun & pro" de l'entreprise, qui se traduisait par la nécessaire participation aux séminaires et aux pots de fin de semaine générant fréquemment une alcoolisation excessive encouragée par les associés qui mettaient à disposition de très grandes quantités d'alcool, et par des pratiques prônées par les associés liant promiscuité, brimades et incitation à divers excès et dérapages ; qu'en considérant néanmoins que le reproche adressé au salarié dans la lettre de licenciement de refuser d'accepter la politique de l'entreprise et le partage des valeurs "fun & pro" ne pouvait être considéré comme une violation de sa liberté d'expression, quand le refus de M. [T] d'adhérer à ces "valeurs" participait de sa liberté d'opinion et d'expression, la cour d'appel n'a pas tiré les conséquences légales de ses propres constatations et a violé les articles 1er et 5 du Préambule de la Constitution du 27 octobre 1946, l'article 11 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789, l'article 11 de la Charte des droits fondamentaux de l'Union européenne du 7 décembre 2000, l'article 10 de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales, ensemble les articles L. 1121-1 et L. 1232-1 du code du travail ;

3°/ qu'est nul comme portant atteinte à une liberté fondamentale constitutionnellement garantie le licenciement intervenu à raison de l'exercice par le salarié de sa liberté d'expression ; qu'en retenant, pour rejeter la demande d'annulation du licenciement, que les reproches adressés au salarié portaient sur son comportement et ne remettaient pas en cause ses opinions personnelles, tout en constatant qu'il était reproché au salarié son désaccord sur les méthodes de management des associés et les critiques de leur décision, ce qui relevait de sa liberté d'expression, la cour d'appel a violé les articles les articles 1er et 5 du Préambule de la Constitution du 27 octobre 1946, l'article 11 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789, l'article 11 de la Charte des droits fondamentaux de l'Union européenne du 7 décembre 2000, l'article 10 de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales, ensemble les articles L. 1121-1 et L. 1232-1 du code du travail. »

Motivation. Réponse de la Cour

Vu l'article L. 1121-1 du code du travail et l'article 10, § 1, de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales :

6. Il résulte de ces textes que sauf abus, le salarié jouit, dans l'entreprise et en dehors de celle-ci, de sa liberté d'expression.

7. Le caractère illicite du motif du licenciement prononcé, même en partie, en raison de l'exercice, par le salarié, de sa liberté d'expression, liberté fondamentale, entraîne à lui seul la nullité du licenciement.

8. Pour débouter le salarié de sa demande en nullité de son licenciement, l'arrêt, après avoir constaté qu'il lui était notamment reproché son refus d'accepter la politique de l'entreprise ainsi que son désaccord sur les méthodes de management des associés et les critiques de leur décision, relève qu'il ne peut lui être reproché son absence d'intégration de la valeur « fun and pro », alors qu'il ressort de différentes pièces versées, notamment des attestations concordantes de salariés, que le « fun and pro » en vigueur dans l'entreprise se traduisait aussi par la nécessaire participation aux séminaires et aux pots de fin de semaine générant fréquemment une alcoolisation excessive de tous les participants, encouragée par les associés qui mettaient à disposition de très grandes quantités d'alcool, la culture de l'apéro étant notamment citée dans la restitution de l'atelier culture Cubik 2011, et par des pratiques prônées par les associés liant promiscuité, brimades et incitation à divers excès et dérapages.

9. Il retient que les reproches qui sont faits au salarié dans la lettre de licenciement ne peuvent être considérés comme une violation de sa liberté d'expression de nature à rendre nul le licenciement, qu'en effet, il lui est reproché son refus d'accepter la politique de l'entreprise et de se conformer aux modalités de fonctionnement basées sur des équipes de petite taille au sein desquelles la coopération par des échanges fréquents est valorisée et sur le partage des valeurs « fun » et « pro » par tous les salariés de l'entreprise, décrites notamment sur le site internet de la société sur la participation à la célébration des succès, la présence au séminaire annuel Saint-Palais et le partage de ses passions personnelles (cube Cubik), qu'aussi les reproches faits au salarié de sa rigidité, son manque d'écoute, son ton parfois cassant et démotivant vis-à vis de ses subordonnés et son impossibilité d'accepter le point de vue des autres constituent des critiques sur son comportement et ne sont pas des remises en cause de ses opinions personnelles.

10. En statuant ainsi, alors qu'elle avait constaté que le licenciement était, en partie, fondé sur le comportement critique du salarié et son refus d'accepter la politique de l'entreprise basée sur le partage de la valeur « fun and pro » mais aussi l'incitation à divers excès, qui participent de sa liberté d'expression et d'opinion, sans qu'un abus dans l'exercice de cette liberté ne soit caractérisé, la cour d'appel, qui n'a pas tiré les conséquences légales de ses constatations, a violé les textes susvisés.

Dispositif

PAR CES MOTIFS, et sans qu'il y ait lieu de statuer sur les deuxième et troisième moyens du pourvoi principal, ce dernier étant subsidiaire, et sur les autres griefs, la Cour :

REJETTE le pourvoi incident ;

CASSE ET ANNULE, mais seulement en ce qu'il déboute M. [T] de ses demandes en nullité de son licenciement, aux fins d'ordonner sa réintégration à son poste de « consultant senior » au sein de la société Cubik Partners et en condamnation de celle-ci à lui payer la somme de 461 406 euros à titre d'indemnité pour licenciement nul, l'arrêt rendu le 10 mars 2021, entre les parties, par la cour d'appel de Paris ;

Remet, sur ces points, l'affaire et les parties dans l'état où elles se trouvaient avant cet arrêt et les renvoie devant la cour d'appel de Paris autrement composée ;

Condamne la société Cubik Partners aux dépens ;

En application de l'article 700 du code de procédure civile, rejette la demande formée par la société Cubik Partners et la condamne à payer à M. [T] la somme de 3 000 euros ;

Dit que sur les diligences du procureur général près la Cour de cassation, le présent arrêt sera transmis pour être transcrit en marge ou à la suite de l'arrêt partiellement cassé ;

Ainsi fait et jugé par la Cour de cassation, chambre sociale, et prononcé par le président en son audience publique du neuf novembre deux mille vingt-deux.

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