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Les passagers de la nuit


Paris, années 80. Elisabeth vient d’être quittée par son mari et doit assurer le quotidien de ses deux adolescents, Matthias et Judith. Elle trouve un emploi dans une émission de radio de nuit, où elle fait la connaissance de Talulah, jeune fille désœuvrée qu’elle prend sous son aile. Talulah découvre la chaleur d’un foyer et Matthias la possibilité d’un premier amour, tandis qu’Elisabeth invente son chemin, pour la première fois peut-être. Tous s’aiment, se débattent... leur vie recommencée ?

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Entretien avec le réalisateur, Mikhaël Hers

Après Amanda, très ancré dans l’époque contemporaine, vous nous plongez dans les années 80 avec Les Passagers de la nuit. 
Le cœur du projet était avant tout l’inscription de l’histoire du film dans ces années-là. Ce sont les années de mon enfance. On dit que l’on est de son enfance comme on est d’un pays et j’avais envie de me replonger dans cette période de vie, de revisiter ses tessitures, ses sonorités, ses images. Je suis fait de ces sensations, ces couleurs. Je les porte en moi.

A l’époque, vous étiez néanmoins plus jeune que les protagonistes du film… 
Effectivement, j’étais enfant, et heureux de l’être, mais j’ai toujours eu le fantasme d’être ado ou jeune adulte dans ces années-là, de cette atmosphère dont les œuvres artistiques étaient les dépositaires, notamment en matière musicale. J’aurai toujours le regret de ne pas avoir vraiment connu cette scène-là en direct, de l’avoir découverte au moment où elle était entrain de disparaître. Faire ce film me permettait de reparcourir ces années à l’âge que j’aurais aimé avoir à l’époque. J’avais aussi le désir d’explorer une temporalité un peu différente. D’habitude, mes films sont très circonscrits dans le temps. Dans Les Passagers de la nuit, j’avais envie d’une narration qui relève davantage de la saga. La tonalité reste celle de la chronique mais le récit se déploie sur sept ans.

Le film s’ouvre sur un événement politique marquant: le 10 mai 1981 et l’élection de François Mitterrand. 
C’est une image marquante, une image originelle pour toute une génération, mais on ne saura rien de la manière dont Elisabeth a vécu cet événement. Je crois que cette absence de revendication politique vient de mon enfance. J’avais six ans au moment de cette fameuse nuit et je sentais qu’il se passait quelque chose d’important, que mes parents étaient heureux car ils avaient une sensibilité de gauche, mais tout cela restait diffus. Mes parents n’ont jamais été engagés dans un parti, leur conscience politique infusait avant tout dans leur quotidien, dans leur rapport au monde, aux autres, et je crois que cela a façonné mon rapport à la politique, et donc celui d’Elisabeth. Quel meilleur engagement que celui dont elle témoigne au quotidien, dans l’amour qu’elle porte à ses enfants, dans le fait de recueillir Talulah, de concevoir le lien amoureux, le lien aux autres ?

Elisabeth et son fils Matthias sont construits en parallèle: ils (re)découvrent l’amour, ils aiment écrire… Même leurs scènes d’amour se font écho… 
Cet effet d’écho entre ces deux scènes n’était pas conscientisé mais je m’en suis aperçu au montage, effectivement! Les Passagers de la nuit est un film à deux têtes, avec une éducation sentimentale à des âges différents.

Comment avez-vous choisi ces images d’archives ?
Il s’agit essentiellement de scènes anonymes, hormis celle de Rivette dans le métro, issue du documentaire Jacques Rivette, le veilleur de Claire Denis. C’est ma monteuse qui a eu l’idée de cet extrait mais je pense que peu de gens le reconnaitront et que l’important est la rame de métro, avec d’autres passagers inconnus dans cette rame, d’autres «passagers de la nuit ». Nous avons aussi un peu filmé en 16mm, avec cette caméra Bolex que j’avais aussi utilisée dans Ce sentiment de l’été. Quand on filme avec une Bolex, c’est fou comme on peut faire croire au passé dans l’arrière-plan, faire croire qu’une voiture d’aujourd’hui date des années 80. Parce que le grain déforme beaucoup mais aussi parce que dans notre imaginaire, ce format d’images est associé à cette époque passée.

La Maison de la Radio est omniprésente, avec cette émission de nuit où travaille Elisabeth… 
Je me suis inspiré d’une émission de radio sur France Inter que je n’ai pas connue à l’époque, j’étais trop petit : « Les choses de la nuit » de Jean-Charles Aschero. Cette émission durait une bonne partie de la nuit et comportait une séquence intitulée «Quel est votre prénom ? » Une personne s’y livrait sur sa vie en promettant de dire la vérité. La seule chose sur laquelle elle pouvait mentir, c’était son prénom. Et l’animateur ne la voyait pas, elle était dans le studio mais dissimulée derrière un paravent. Il y a quelques extraits sur Youtube, où l’on retrouve cette gouaille, cette musicalité, cette tonalité, cette façon de parler de l’époque qui m’ont inspiré pour l’écriture de la jeune marginale qu’est Talulah. Ces voix de la nuit renfermaient un mystère, elles étaient une passerelle entre les gens, un lien évocateur et impalpable… Pour les gens de ma génération, ces voix ont compté et j’avais envie qu’elles colorent le film. J’aime cet imaginaire de quelqu’un qui se livre, d’une voix dans la nuit qu’on ne voit pas. Ce genre d’émissions existe beaucoup moins aujourd’hui, et déjà à l’époque, elles commençaient à perdre de leur importance. Comme le dit Vanda à Elisabeth : « La radio n’a plus le monopole de la nuit. » Pour interpréter l’animatrice de cette émission, Emmanuelle Béart était l’actrice idéale, qui elle aussi a une voix incroyable. Je l’imaginais parfaitement en personnage qu’on sent un peu brisé, avec cette fêlure…

Vous ne forcez jamais la dramaturgie ou le conflit…
Pour moi, il y a déjà beaucoup d’événements dans cette histoire : une séparation, le début d’une histoire d’amour, le passage d’enfants à l’âge adulte … Ce sont des événements majeurs dans une vie, de vrais bouleversements dramatiques. Mais c’est vrai que j’aime les échappées et les détours car la vie est aussi constituée de ces moments. Et que mon cinéma n’est pas basé sur le conflit, ce n’est pas ce qui alimente mon désir d’écriture. Là encore, cela vient sans doute d’une sensibilité personnelle. Le conflit ne me porte pas non plus dans ma vie, mon rapport aux gens, au travail. Ce n’est pas un carburant dont j’ai besoin. Il a plutôt tendance à me couper toute envie. Ici mes personnages s’aiment, s’aident, se regardent… j’assume cette bienveillance et cette générosité qui me semble façonner à sa manière des héros de cinéma.

Drame de Mikhaël Hers. 4,2 étoiles sur AlloCiné. 9 nominations au Berlinale 2022 (Edition 72).

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