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Les goûts et les couleurs


Marcia, jeune chanteuse passionnée, enregistre un album avec son idole Daredjane, icône rock des années 1970, qui disparait soudainement. Pour sortir leur album, elle doit convaincre l’ayant-droit de Daredjane, Anthony, placier sur le marché d’une petite ville, qui n’a jamais aimé sa lointaine parente et encore moins sa musique. Entre le bon et le mauvais goût, le populaire et le chic, la sincérité et le mensonge, leurs deux mondes s’affrontent. À moins que l’amour, bien sûr...

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Entretien avec le réalisateur, Michel Leclerc

Dans Les goûts et les couleurs, on retrouve vos sujets de prédilection: le rapport aux classes sociales, à l’héritage familial, à la comédie romantique… Avec comme nouveauté, la place centrale de la musique. Comment est né ce projet ? 
Justement par la musique, qui occupe une grande place dans ma vie depuis longtemps. J’ai composé une centaine de chansons, fait partie de plusieurs groupes et à 20, voire 25 ans, j’avais davantage l’ambition de faire de la musique que du cinéma. J’ai commencé le cinéma en réalisant les clips de mon groupe et j’ai toujours essayé de mettre le plus possible de chansons dans mes films. Je devais donc forcément me confronter un jour ou l’autre plus directement à cette passion ! La musique, et la chanson en particulier, sont un marqueur social et culturel fort : « dis-moi qui tu écoutes je te dirai qui tu es ! ». Si vous préférez Dominique A à Louane (un exemple parmi d’autres), il y a de fortes chances que vous viviez en centre-ville, soyez CSP+…  Après avoir enregistré un album avec l’idole rock de sa jeunesse, Marcia doit affronter Anthony, son lointain ayant-droit. Ils n’appartiennent pas au même monde, n’ont pas les mêmes goûts, ils ont surtout «le dégoût du goût de l’autre» … Marcia est parisienne, raffinée, elle pense être détentrice d’une certaine élégance artistique, et si son amour pour l’œuvre de son idole est sincère, elle ne peut s’empêcher de trouver vulgaires les goûts d’Anthony. De son côté, Anthony juge d’emblée Marcia snob et inauthentique, une parisienne bobo de plus… et l’amour entre eux ne sera possible que si chacun accepte de bouger « ses lignes ». Mais en amour comme ailleurs, il n‘est pas facile de se soustraire à la lutte des classes. Une lutte des classes feutrée, où chacun, bien entendu, a ses raisons.

Pourquoi avoir choisi une péniche comme lieu d’habitation de Marcia et Ivry ? 
Je trouvais que c’était la quintessence du schéma chic parisien artiste. Cela colle très bien au personnage de Marcia… et celui d’Anthony ne comprend pas du tout ce qu’elle fabrique sur cette péniche ! Et puis j’aimais la métaphore de la péniche qui progressivement s’éloigne du cœur de Paris, arrive au Canal de l’Ourcq, puis à Pantin, puis file vers la campagne… Elle exprime bien la trajectoire de Marcia, qui n’a plus les moyens de vivre au centre de Paris, trajectoire inverse à celle d’Anthony.

Comment avez-vous créé le personnage de chanteuse de Daredjane ?
Il était primordial pour moi que cette artiste purement imaginaire ait une vérité et qu’on y croie. Mes sources d’inspiration sont sans doute évidentes – Brigitte Fontaine, Catherine Ringer, Patti Smith… – mais je voulais que Daredjane ait son identité propre, sa véracité, qui passe par des détails comme le fait qu’elle soit toujours habillée en vert – comme Barbara était en noir par exemple. Du début à la fin, Daredjane est « La dame en vert », en écho à Dominique Rocheteau « L’ange vert », avec lequel on lui a inventé une histoire d’amour. On a beaucoup travaillé la crédibilité du personnage et j’adore que certains spectateurs sortent de la projection persuadés que Daredjane a existé et me disent avoir tapé son nom sur Internet pour en savoir plus sur elle… Le plus important a été de lui créer une carrière fictive. Daredjane est devenue une vieille rockeuse qui jure un peu avec notre époque mais musicalement, elle a eu une carrière à la Gainsbourg, qui a changé de style au cours des époques. Quand elle débute à la fin des années 60, elle a un côté chanteuse Rive Gauche très timide, qui chante des chansons à texte avec un quatuor à cordes. A mesure qu’on avance dans le temps, elle devient hyper rock, complètement déjantée, très provocatrice. C’était amusant de lui inventer ce répertoire, avec toutes ces évolutions, de travailler le son selon les périodes pour le rendre évocateur d’un courant musical, voire d’un artiste en particulier.

Les images d’archives nous permettent également d’avoir accès au passé de Daredjane. 
J’ai toujours aimé ce côté bricolage dans la fabrication des films, qui me connecte à mes débuts à Télé Bocal… jouer avec les archives comme dans Télé gaucho ou Pingouin et Goéland. C’est plaisant de passer d’une époque à l’autre à travers les images, les différents codes qu’elles véhiculent, d’utiliser le super 8 en contrepoint à une image publicitaire. Je me suis beaucoup amusé à fabriquer ces archives fictives autour de Daredjane, à la plonger dans une interview en noir blanc dans l’esprit d’une Denise Glaser dans son émission « Discorama », un live mode « Grand Echiquier » période Jacques Chancel, une auto- interview à la Ardisson dans « Lunettes noires pour nuits blanches », un clip années 80 sous influence des Rita Mitsouko… Ces archives brossent un portrait de Daredjane en jeune femme de province qui se fabrique elle- même, dans la révolte contre son destin.

La scène d’enregistrement avec Gary Wild pose justement la question de la fidélité à l’héritage des anciens…
La trahison qu’opère Anthony en transformant les chansons de Daredjane est-elle réellement une trahison ?  Daredjane n’aurait-elle pas aimé ça ? Anthony éprouve un enthousiasme enfantin quand Gary fait évoluer la chanson à sa façon, c’était important pour moi qu’on sente qu’il préfère vraiment cette version, que ce n’est même pas pour des raisons commerciales. C’est son goût et il n’a pas conscience qu’il est en train de trahir Marcia. Le spectateur sera peut-être de son avis, ou pas. Marcia s’estime «la digne héritière» de Daredjane mais qu’est-ce qu’être une digne héritière ? On peut l’être davantage dans la rupture que dans un rapport à l’héritage trop sage, fidèle, respectueux, « gardien du temple ». Cela rejoint la question de la pureté de l’artiste, que revendique Marcia. Elle se vit comme quelqu’un de pur mais de mon point de vue, on est toujours hybride, on vient toujours de quelque part socialement, culturellement, avec des arrière-pensées cachées de réussite… et tout mon travail, je le crois, peut se résumer à une défense de l’impureté et de l’hybridation.

Les chansons font partie intégrante du scénario. 
Oui, elles font avancer l’histoire, la colorent. C’est pour ça que j’ai pris le risque d’en écrire les textes moi-même plutôt que de faire appel à un parolier. Et je voulais que les textes soient directs, qu’on comprenne facilement leur sens, car, à priori, le spectateur ne verra le film qu’une seule fois. Les textes des chansons des grandes comédies musicales sont souvent très simples et immédiatement compréhensibles : «I’m singing in the rain», «Nous sommes deux soeurs jumelles», «Tonight tonight»… Alors que quand on écoute une chanson chez soi, on l’écoute autant de fois qu’on veut et le texte peut se révéler petit à petit. Concernant la musique, deux chansons ont été composées par Pierre Legay, trois par moi, et les autres par Jérôme Bensoussan et David Gubitsch. Jérôme Bensoussan est un ami qui a signé la musique de trois de mes films, j’aime son grand talent de mélodiste et de multi-instrumentiste.

Vous arrivez à nous faire croire que Marcia et Anthony peuvent tomber amoureux au-delà des clivages sociaux et culturels… 
Oui et… non !  Anthony est assez vite ébloui par Marcia et elle est plutôt touchée par les efforts qu’il fait pour aller vers elle. Ils ne peuvent vraiment se rejoindre qu’au moment où il commence à prendre en considération les chansons de Daredjane. Ils font d’ailleurs l’amour en écoutant ses chansons, dans son appartement, en portant ses habits… En fait, la possibilité de leur amour surgit au moment où ils sont d’accord sur leur amour pour Daredjane. C’est une sorte de ménage à trois! Et le point d’harmonie auquel ils accèdent est très court.

Comédie de Michel Leclerc. 3,4 étoiles sur AlloCiné.

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