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Adieu Monsieur Haffmann


Paris 1941. François Mercier est un homme ordinaire qui n’aspire qu’à fonder une famille avec la femme qu’il aime, Blanche. Il est aussi l’employé d’un joaillier talentueux, M. Haffmann. Mais face à l’occupation allemande, les deux hommes n’auront d’autre choix que de conclure un accord dont les conséquences, au fil des mois, bouleverseront le destin de nos trois personnages.

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Entretien avec le réalisateur, Fred Cavayé

C’est le premier film en costume que vous réalisez avec des décors d’époque. Est-ce que ça change quelque chose de devoir tourner dans un décor reconstitué et avec des acteurs en costume ?
Cela change surtout dans la préparation du film. Le travail de recherche sur les costumes, les coiffures et les décors est beaucoup plus important que lorsqu’on fait un film contemporain. Avec le chef décorateur, la cheffe costumière, le maquilleur, le coiffeur, nous nous sommes beaucoup documentés à partir des photos de l’époque. Sur le site de l’INA, j’ai regardé des documentaires qui m’ont aidé à traiter le sujet visuellement, à voir sur quoi m’appuyer et nous nourrir de références. Dans mes recherches sur les quartiers commerçants en 1940, je me suis rendu compte que, dans le patrimoine visuel commun, on a tous vu des photos en noir et blanc et on a cette image de l’époque. Quand on regarde le peu de photos en couleur qui existent on voit que dans la réalité les magasins sont roses et bleus ! J’ai dû redescendre légèrement la charte des couleurs par rapport à la réalité car le spectateur aurait été choqué. On aurait perdu en crédibilité, à vouloir être trop crédible. C’est la même chose pour les véhicules. Les voitures étaient des tractions avec de grosses bonbonnes de gaz sur le toit, avec un look très futuriste, un peu comme dans MAD MAX. Lorsque la voiture choisie a été amenée sur le tournage, je me suis dit que ce n’était pas possible de la filmer, je ne pouvais pas la mettre dans le champ, le spectateur n’aurait plus regardé les comédiens ! J’ai dû faire attention à ce qu’il n’y ait pas d’anachronisme, ce qui est le principal écueil, mais je ne voulais pas surprendre le spectateur. Il fallait rester dans un cadre d’un patrimoine connu de tous, réinventer en se basant sur notre imaginaire commun. Paris à cette époque-là est très différent d’aujourd’hui car tous les immeubles sont gris. Tout le monde se chauffe au charbon, les immeubles n’ont pas encore été ravalés. Sur tout le film, j’ai fait peindre les façades et retoucher en 3D tous les immeubles et tous les décors. Sans que cela soit ostentatoire, ce traitement amène une vérité que l’on ne voit pas forcément tout de suite mais dans la longueur du film cela donne quelque chose d’assez réaliste.

Pour la maison de Monsieur Haffmann et son intérieur, la boutique, la cave, l’atelier, le logement, vous avez dû faire un travail de reconstitution assez lourd également.
Nous avons été rigoureux dans le choix des meubles, dans les références de ce qui se rapporte aux outils, avec en tête l’atelier de Gepetto dans PINOCCHIO : tout ce qui est dans l’ultra précision qui caractérise les personnages de Haffmann et de François, qui font un métier qui demande une grande précision. On a reconstitué la cave et tous les intérieurs en studio, que l’on a aussi reconstitué en décors naturels. Une partie du décor de la boutique dans la rue est dupliquée à l’identique en studio. J’ai pu concevoir les décors de studio en pensant déjà à ma mise en scène : par exemple pouvoir jouer avec deux pièces qui communiquent visuellement par une cloison en verre par laquelle on ne voit que des formes et des silhouettes. Quand le spectateur sait que de l’autre côté, il y a des Allemands et qu’il ne voit que leurs silhouettes, cela crée chez lui de la tension. Dans tout le travail sur la décoration, il faut respecter les choses dans leur véracité pour être crédible et en même temps aller chercher des directions qui amènent le cinéma.

Avec ce film, vous abordez un sujet qui est peu traité dans les livres et dans les films, celui de la spoliation des Juifs, celui du vol civil, première étape dans le processus génocidaire. Qu’est-ce qui vous a intéressé dans ce sujet ?
On a surtout parlé des personnages comme les résistants, les héros de cette période, et peu sur des gens qui sont passés du côté sombre de l’Histoire. C’est le point de départ de cette histoire. Depuis longtemps je voulais traiter ce sujet. Quand j’ai commencé à me documenter, je me suis rendu compte que je ne connaissais que la partie visible de l’iceberg. Il y a moyen de faire dix films sur cette période de l’Histoire, l’Occupation, la Libération, sans même parler du devoir de mémoire. Chaque fois que l’on se documente, on découvre quelque chose de nouveau. La pièce de théâtre parle de la spoliation des œuvres d’art. Je voulais parler des petites gens. J’avais l’image des grands appartements du 16ème arrondissement de Paris appartenant à des familles juives dont les biens avaient été volés. Mais dans le 10ème arrondissement, il y a des gens qui ont récupéré des studios et qui ont profité du malheur des déportés pour voler de toutes petites choses. Un documentaire de l’INA m’a beaucoup marqué. Il montrait que tous les Juifs déportés avaient été saisis de tous leurs biens, leurs meubles, jusqu’aux photos de famille et aux petites cuillères, pour supprimer même le souvenir que l’on avait d’eux. Et tout cela orchestré par les Allemands mais avec des déménageurs français : quelque chose de très pernicieux où tout le monde se met à voir un intérêt à cette spoliation. Dans le documentaire de l’INA, on voit un gradé allemand qui gère un des magasins de biens volés aux Juifs et qui fait venir sa femme et ses amies pour choisir des sacs à main. Les Allemands prenaient des gens de Drancy, eux-mêmes Juifs, pour travailler dans ces magasins. On voit dans ce documentaire quelqu’un qui doit regrouper et détruire des objets personnels appartenant à des Juifs et qui retrouve des photos de personnes qu’il connaît. C’est terrifiant et en même temps passionnant, si j’ose dire, cette matière pour faire des films, car on touche à l’intime. On voit jusqu’où l’âme humaine peut aller, pour des petites choses, dans le côté sombre.

Votre film parle de cette spoliation et pose aussi la question de la Résistance juive et du sauvetage. Eviter la spoliation est une forme de résistance, mettre sa femme à l’abri en est une autre, c’est un sujet qui commence à intéresser aujourd’hui les historiens. 
Il y a un point de départ dans tous mes films - et en particulier dans mon premier film - qui est la notion de courage et celle d’avoir les moyens d’être courageux. Toutes les rafles sont faites par la Police française. Mais si on se place du point de vue du policier français, quel moyen a-t-il de dire non ? Il prend le maquis ? C’est admirable tous ces gens qui ont décidé de tout laisser tomber pour rentrer en Résistance mais il fallait avoir les moyens de pouvoir faire ça et en payer le prix. C’est passionnant et cela donne lieu à des sujets de films. Pour revenir à Haffmann ce qui est intéressant c’est qu’en essayant de sauver ce qu’il possède de père en fils, il va malheureusement s’adresser à la mauvaise personne et c’est lui qui engendre un monstre. Blanche, la femme de François Mercier lui dira : “Vous n’auriez jamais dû lui donner cette boutique !”

François Mercier est un vrai héros de cinéma, un vrai personnage. Pouvez-vous nous en dire plus ?
Comme souvent, les gens qui font des trucs horribles le font pour une bonne raison et arrivent à se dédouaner. Tout ce que fait François, il le fait de manière égoïste. Il essaie de combler un manque qu’il a sans doute depuis l’enfance : c’est quelqu’un qui a dû être victime de brimades et cette victime va devenir un bourreau. Ça ne le disculpe en rien et il n’y a que lui qui peut se trouver des excuses : sa jambe, une espèce de fatalité qui va l’aider moralement à ne pas trop penser à ce qu’il est en train de faire. Il va même jusqu’à se convaincre qu’il fait du bien à la famille Haffmann et qu’il rend service. Quand je me suis documenté, j’ai lu les lettres de dénonciation de l’époque. Une lettre m’a particulièrement marqué. “Je sais qu’il y a une famille juive qui se cache dans la cave, venez les chercher, il faut penser aux enfants, venez les sauver de l’insalubrité, venez les secourir” et la lettre est signée “une voisine”. Je trouve intéressant l’idée de se donner bonne conscience pour justifier l’atrocité dans laquelle on vivait et dont on était complice. Le mal-être de Mercier est tellement fort que tout ce qui se passe autour de lui ne le concerne pas. Haffmann lui ouvre la porte de tout ce dont il a rêvé. Il veut devenir son patron, il veut devenir Haffmann. Et plus le film avance, plus il va s’habiller comme lui et à la fin il va être exactement comme lui.

En quoi votre film se démarque-t-il de la pièce de théâtre ?
La grande différence avec la pièce, même si c’est le même point de départ, c’est qu’il n’y a pas de salaud dans la pièce. Quand j’ai vu la pièce, je n’y ai pas trouvé exactement les thèmes que je souhaitais traiter. L’auteur de la pièce et le metteur en scène, qui est un ami, m’a autorisé à traiter un sujet qui est celui des salauds sous l’Occupation. Dans la pièce, Haffmann et Blanche couchent vraiment ensemble et elle tombe vraiment enceinte de lui. Pour le film, j’aimais l’idée qu’il ne se passe rien entre eux. Et aussi cette ironie dramatique qui est que François Mercier va devenir père mais par le fruit d’un viol et qu’il ne le saura jamais.

Y a-t-il des films de fiction qui vous ont inspiré ? On pense forcément à Monsieur Klein.
Monsieur Klein pour plein de raisons fait partie d’une famille de cinéma que j’aime beaucoup : les grands films des années 70. J’ai pensé à MONSIEUR KLEIN en m’interdisant de le revoir pour ne pas être influencé. C’est un film que je n’ai pas dû voir depuis 25 ans. Mais le film qui est encore plus le point de départ de mon envie c’est Lacombe Lucien, pour cette notion de courage et cette ironie du sort. Lacombe Lucien va voir la Résistance pour devenir lui-même un résistant mais comme ils ne veulent pas de lui, il va choisir la Milice. L’idéologie, il s’en fiche. Ces gens-là deviennent très dangereux.

Dans le film on procède à plusieurs spoliations, dont celle d’Haffmann qui est dépossédé de sa boutique. Blanche elle aussi est dépossédée de tout ce qui fait son existence, son travail, son identité ouvrière, son corps mais elle connaît ensuite une forme d’émancipation. 
Ce qui était intéressant c’était de faire pour elle l’inverse du parcours de François. La situation va faire de François un monstre. Blanche est celle qui paraît au début la plus rétive à aider Haffmann mais c’est elle qui devient la seule juste à la fin du film. J’avais écrit un dialogue que j’ai volontairement retiré. Blanche disait en parlant de la famille Haffmann : « Les gens comme eux ça ne donne pas, surtout à des gens comme nous… » Lorsque j’ai écrit cette phrase, je n’y avait pas mis de connotation antisémite. Blanche parlait du rapport de classe mais je l’ai enlevé. Il reste toutefois en filigrane quelque chose de ça dans son jeu. Au départ, elle ne voit pas d’un bon œil la situation. Haffmann n’est pas son allié mais au fur et à mesure elle apprend à le connaître. Et surtout elle voit son mari verser dans la collaboration. On touche ici un autre sujet qui est passionnant : où commence la collaboration, où s’arrête-telle ? Le fait d’être invité et accepter de dîner avec des Allemands, pour elle, c’est déjà collaborer et elle ne le veut pas. Blanche est le personnage le plus courageux. Haffmann est courageux mais lui on lui a coupé les ailes. Blanche s’avère être très forte et très droite. Mais cela passe par une sorte de trahison. Elle n’aime plus ce qu’est devenu son mari. Mais en demandant à Haffmann de dire à tous que François l’avait caché, elle va en faire un héros, pour son enfant. C’était aussi une manière de parler en sous-texte des résistants de la dernière heure, de ceux qui sont devenus résistants alors que les Allemands étaient partis.

Drame, historique de Fred Cavayé. 3,3 étoiles sur AlloCiné.

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