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Ouistreham


Marianne Winckler, écrivaine reconnue, entreprend un livre sur le travail précaire. Elle s’installe près de Caen et, sans révéler son identité, rejoint une équipe de femmes de ménage. Confrontée à la fragilité économique et à l’invisibilité sociale, elle découvre aussi l’entraide et la solidarité qui unissent ces travailleuses de l’ombre.

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Entretien avec le réalisateur, Emmanuel Carrère

Avant d’envisager ce film, aviez-vous déjà lu Le Quai de Ouistreham de Florence Aubenas, où elle se fait passer pour une demandeuse d’emploi et devient femme de ménage ?
Oui, à sa sortie. Comme tous ses lecteurs, je l’ai trouvé formidable, comme tous les reportages de Florence Aubenas, qui était et demeure la meilleure chroniqueuse de la France d’aujourd’hui. Mais on m’aurait beaucoup surpris en me disant que je me retrouverais un jour à l’adapter au cinéma. 

Comment l’affaire s’est-elle enclenchée ?
Pendant longtemps, elle ne voulait pas que son livre soit adapté. Beaucoup de gens s’y sont intéressés, mais devant sa réticence, ils se sont lassés. Juliette Binoche, qui avait envie de jouer le rôle principal, a fait preuve de sa ténacité habituelle : elle l’invitait à dîner tous les ans en lui demandant : « Quand est-ce qu’on le fait, ce film ? » Et un jour, Florence Aubenas – je n’ai toujours pas bien compris pourquoi – a cité mon nom, en disant qu’il lui paraissait intéressant que je sois associé au projet. Juliette ne me connaissait pas, elle m’a appelé. Nous nous sommes rencontrés d’abord à trois, puis à deux quand Florence Aubenas nous a dit : « C’est votre affaire, je ne veux pas m’en mêler ». Elle m’a pour ainsi dire adoubé, étrangement, alors que je ne suis pas principalement cinéaste. C’est merveilleux, quand quelque chose vous vient de l’extérieur, comme une commande, de s’apercevoir que cela vous touche d’aussi près. En cherchant à faire un scénario original, je n’aurais pas forcément trouvé un projet où je me sente à ce point à ma place.

Cela répondait-il à un désir pour vous de revenir au cinéma ?
C’est plutôt l’occasion qui a créé le larron. J’ai aimé faire les deux films que j’ai réalisés, l’un documentaire (Retour à Kotelnitch), l’autre de fiction (La Moustache), et celui-là, c’est un drôle de mélange des deux : à partir d’un matériau documentaire, au lieu de se superposer au reportage, il y a un éloignement, une façon de se déporter vers la fiction. Le film contient un enjeu fictionnel qui n’est pas du tout dans le livre.

Justement, comment avez-vous abordé l’écriture du scénario, notamment le fait de vous recentrer sur un personnage qu’elle rencontre, alors que le livre se présente comme une chronique « chorale » ? 
Il y a eu un premier travail d’adaptation qui a abouti à un scénario écrit avec Hélène Devynck. Après beaucoup de tâtonnements, nous sommes passés d’une adaptation très proche du livre à cet enjeu dramatique : l’idée d’une amitié qui se noue de façon plus étroite et plus intime que les autres – alors que dans le livre il est question de compagnonnage, d’une camaraderie de travail très forte, mais pas d’un lien intime. J’ai donc choisi de traiter ce lien, cette amitié, et leur conséquence : le sentiment de trahison quand la protagoniste révèle qui elle est.

Ce n’est pas dans le livre, ça ?
Non, ça n’y est pas, et à mon avis pour deux raisons. D’abord, Florence Aubenas a pris grand soin que ça n’arrive pas. Elle sait jusqu’où elle a le droit d’approcher les gens qu’elle décrit, elle a des espèces de garde-fous déontologiques que n’a pas l’héroïne du film, d’une certaine façon plus naïve. Et puis, même si elle s’est posé au long de son immersion toutes les questions morales que pose le film, et ça m’étonnerait beaucoup qu’elle ne se les soit pas posées, elle a gardé le silence là-dessus. Clairement, c’était un livre sur les gens qu’elle décrivait, pas sur ses états d’âme à elle.

Alors que vous… vous avez introduit dans cette chronique sociale vos thèmes récurrents depuis L’Adversaire : l’imposture et le mensonge… 
Florence pense que ses états d’âme ne sont pas intéressants. Moi, ce n’est pas un mystère, j’ai tendance à en faire des caisses avec les miens. Cela fait de Marianne Winckler une sorte de chimère, un croisement de Florence et de moi. C’est pourquoi j’ai non seulement changé son nom, mais précisé explicitement qu’elle n’est pas journaliste, mais écrivain. Même si, à mon sens, Florence Aubenas est l’un des meilleurs écrivains français, elle refuse le mot et se revendique comme journaliste.

Quelle a été votre méthode de travail, à partir de la première version du scénario ? 
Notre méthode a été de commencer le casting très en amont, avec la directrice de casting Elsa Pharaon. J’ai passé énormément de temps à Caen, nous avons rencontré beaucoup de gens. Depuis le début, il était établi que face à Juliette Binoche, nous ne prendrions que des non professionnels. Deux personnages du livre ont joué leur propre rôle : Nadège, la contremaître du ferry, et Justine, qui fête son pot de départ. Elles deux, c’est un peu Ouistreham-Canal historique. Evelyne Borée, qui joue Nadège – la première que j’ai vue – m’avait été adressée par Florence Aubenas, dont elle était restée assez proche. Notre rencontre a eu quelque chose de magique : après avoir fait un petit essai, en trente secondes elle s’est aperçue qu’elle adorait jouer ! Comme une évidence : une autorité et une justesse dont elle ne s’est jamais départie. 

Comment se déroulait le casting ? 
C’était varié : soit des improvisations sur des thèmes du film, soit des discussions où ils parlaient d’eux. Une fois le casting terminé, pendant les six mois qui ont précédé le tournage, nous avons fait des ateliers à Caen, une fois tous les quinze jours. C’était une façon d’apprendre à se connaître, y compris les acteurs entre eux. Nous avons créé une sorte d’effet de troupe. Tout le monde était content de ces retrouvailles bimensuelles, sans enjeu, filmées avec une petite caméra. C’est ainsi que nous sommes arrivés en douceur au tournage. *

Quand s’est opéré le choix d’Hélène Lambert qui joue Christèle ? Étant donné son importance, vous auriez pu prendre une professionnelle… 
Si nous avions choisi deux comédiennes pour les rôles principaux, avec les autres qui feraient plus ou moins de la figuration derrière elles, c’aurait été un peu déplaisant. Et l’énorme apport de Juliette Binoche a été d’accepter de jouer à égalité avec les autres. Je m’attendais à ce qu’elle soit une extraordinaire comédienne, mais j’ai été surpris qu’elle soit si humble et généreuse… Au départ, les filles l’attendaient quand même avec des escopettes, la star de Paris ! Elle les a très vite conquises, tout est devenu naturel, amical. Pour revenir à Hélène, il y a en elle une espèce de colère, une âpreté, qui explosent dès la première scène à Pôle Emploi, la première que nous avons tournée. Nous l'avons travaillée en improvisation, et elle y a mis une violence beaucoup plus grande que celle du dialogue original. Le contact avec Juliette a fait le reste. Je dirais honnêtement que Juliette Binoche a dirigé les acteurs au moins autant que moi, pas du tout en leur donnant des instructions, mais dans sa façon de jouer avec eux. 

Aviez-vous le sentiment que Juliette Binoche travaillait beaucoup par elle-même ? 
Elle travaille tout le temps ! Déjeuner avec elle, c’est travailler. Et puis n’oublions pas qu’elle est à l’origine du film, que son désir a préexisté au mien. C’était son projet. Mais ce qui m’a le plus étonné, c’est qu’elle soit si gentille. C’est vraiment le mot.

Le personnage de Cédric est le plus proche du livre… 
Absolument, et Didier Pupin s’est très simplement coulé dans le personnage. Les jours où nous filmions ses tête-à-tête avec Juliette réjouissaient toute l’équipe, par le charme que dégageait leur relation. On savait que ce seraient des journées faciles, détendues. En fait, « diriger des acteurs », je ne sais pas vraiment ce que ça veut dire. Au commencement du tournage, comme j’étais le metteur en scène, je pensais que je devais leur donner des indications, leur dire ce que leurs personnages étaient supposés éprouver. Au bout de trois ou quatre jours, Juliette Binoche m’a pris à part : « Je voudrais te demander un truc : dans les premières prises, ne cherche pas à me diriger. Laisse-moi faire à mon idée, trouver toute seule. Ensuite, si tu n’es pas satisfait, bien sûr, dis-le moi… » Ce jour-là, j’ai pris une bonne leçon de direction d’acteurs : j’ai encore moins qu’avant cherché à diriger – et pas seulement elle. 

Comment avez-vous conçu la mise en scène et le découpage du film ?
Mon grand complice était le chef opérateur Patrick Blossier, avec qui j’ai déjà travaillé auparavant et que j’adore. Avec des collaborateurs aussi expérimentés que lui et Jean-Pierre Duret au son, on sait que le navire va arriver à bon port ! Patrick sait tout faire, il a travaillé avec Costa-Gavras comme avec Cavalier. Nous nous sommes accordés sur une mise en scène classique et discrète, en nous disant que c’était le meilleur moyen d’attraper le maximum de l’interprétation. Et Patrick a souvent des idées merveilleuses. Il a insisté, par exemple, pour que je demande aux producteurs ces deux choses assez exceptionnelles : une journée de brouillon au début du tournage, une journée de ratures à la fin. Avant le premier jour de tournage, on a fait une fois, à blanc, d’un bout à l’autre, la scène de Pôle Emploi. Et on avait – prévue à la fin et sanctuarisée – une journée hors plan de travail pour faire ce qu’on voulait, des choses qui nous manquaient et qu’on pensait avoir ratées… Cette double exigence a d’abord intrigué Olivier Delbosc et David Gauquié, les producteurs, et puis comme ce sont des gens ouverts, toujours partants pour tenter des trucs, ils ont dit oui, allons-y. Alors que deux jours vides, non attribués, dans un plan de travail serré, c’est vraiment inhabituel…

Vous contrôlez beaucoup, sur le plateau ?
Pas vraiment. Le crédit que je me fais comme metteur en scène, c’est que j’aime mieux ne pas trop faire. Je préfère laisser faire, laisser advenir, déléguer. Je pense que c’est aussi pour cela que l’ambiance de ce tournage pourtant très fatigant -sept semaines en changeant tout le temps de décor, souvent de nuit, et souvent dans des conditions aussi difficiles que celles du ferry - a été très agréable, chacun sentant qu’on lui faisait confiance, et qu’il pouvait apporter le meilleur de lui-même. 

Avez-vous tourné à plusieurs caméras ? 
On a eu recours à une configuration un peu particulière. J’ai fait une sorte de mariage de mes deux films précédents, en faisant non seulement appel à Patrick Blossier, mais aussi à Philippe Lagnier, qui était l’opérateur et mon coéquipier principal pour Retour à Kotelnitch. Ce n’est pas un directeur de la photo de cinéma, mais un opérateur et réalisateur de documentaires ; il est habitué à travailler tout seul, avec éventuellement un preneur de son. Je lui ai proposé deux choses. D’une part, tenir la seconde caméra de façon assez classique, pour des scènes à plusieurs personnages ou dans certains décors pour gagner du temps ; d’autre part, quelque chose de plus spécifique. Je lui ai dit : « Pendant le tournage, quand tu n’es pas occupé à la deuxième caméra, va te promener et fais les plans que tu veux. Je ne veux pas les voir, je ne veux pas non plus que la production les voie, je veux les découvrir au montage. » On appelait ces plans les « plans-mystère ». C’était comme les journées brouillons et ratures, une petite particularité un peu bizarre du tournage, un thème de conversation mi-amusée mi-intriguée au sein de l’équipe. Finalement, Philippe est revenu avec une quarantaine de ces plansmystère, en me disant qu’il serait bien content si j’en gardais un ou deux. Il y en a vingt-quatre dans le film ! Ils sont incroyablement beaux. Je suis heureux d’avoir fait confiance au regard poétique de Philippe Lagnier, en me disant : cela va enrichir le film d’une façon que je ne connais pas, que je ne soupçonne pas. D’une façon générale, j’aime bien que les choses m’échappent, ne pas tout contrôler. Plus on laisse d’initiative à des collaborateurs de talent, très investis dans le projet, et plus il se passe de choses surprenantes.

Comme le film est inspiré du réel, un enjeu essentiel est que le film sonne juste… 
J’espère que c’est le cas. Ce que je me suis toujours dit, c’est que, quelle que soit ma courte expérience de metteur en scène, si l’alchimie prend entre Juliette Binoche et les autres acteurs et actrices, le film méritera d’être vu. Et j’ai été assez tôt rassuré là-dessus, je le sentais quand on tournait. Je voyais leur plaisir à jouer ensemble.

Les images des migrants sur le bord de la route étaient-elles prévues avant le tournage ?
C’était délicat. Il y a des migrants à Ouistreham, c’est un fait sur lequel il est difficile de faire l’impasse. D’un autre côté, je me méfiais de la bonne conscience de gauche qui imposait de leur faire un sort, comme on coche une case. Nous avons tourné une scène assez spectaculaire avec de faux migrants. Je l’ai trouvé révoltante, je savais dès qu’on est rentrés à l’hôtel qu’on la couperait au montage. Je n’ai même pas voulu regarder les rushes. En revanche, Philippe a tourné de très beaux plans documentaires, seul, près du port de Ouistreham. On les voit, avec d’autres au bord de la route, la première fois que Marianne va au ferry avec Christèle. Je pense que ces plans, et la phrase de Christèle sur le Soudan, montrent assez bien la place que les migrants ont dans la vie de ces femmes : ils sont là, elles les voient, elles passent, ils s’effacent dans la nuit, c’est tout. 

La musique joue un rôle important… 
Un ami m’a conseillé Mathieu Lamboley, un jeune compositeur qui, même s’il a déjà de l’expérience, n’est pas encore une star de la musique de film. Il a, en plus de son talent, la souplesse et la disponibilité des gens pas trop installés. Je lui ai montré un premier montage en lui disant que j’avais envie d’une « vrille » un peu lancinante. En un week-end, il m’a proposé ce qui allait devenir le thème principal. Cela m’a tout de suite convaincu, ainsi qu’Olivier Delbosc, qui aime vraiment la musique et s’y intéresse activement. Le plus agréable, c’est que Mathieu a commencé à travailler plus tôt que d’habitude, en cours de montage : cela nous a permis de chercher à trois. 

Ce film augure-t-il pour vous une nouvelle voie vers le cinéma de fiction ?
Je n’en ai encore aucune idée. Mais je suis content de l’avoir fait parce que c’était inattendu, parce que je n’y aurais pas pensé spontanément : l’expérience a été passionnante et heureuse. Et j’y ai beaucoup appris sur les acteurs, autant de Juliette que de ses partenaires.

Drame de Emmanuel Carrère. 1 nomination à la Quinzaine des Réalisateurs  2021 (Edition 53). 3,5 étoiles sur AlloCiné.

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