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Deux hommes prennent la route, de Lausanne vers le sud de la France, dans un corbillard. Ils se connaissent peu, ont peu de choses en commun, du moins le croient-ils…

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Entretien avec les réalisateurs, Bernard Campan et Alexanndre Jollien

Comment vous êtes-vous rencontrés ?
AJ :
Un jour Bernard m’a appelé après une émission de télévision. 
BC : C’était il y a très longtemps, il y a 18 ans. Dans cette émission, Alexandre à un moment parlait de Diogène. Il racontait l’histoire d’une personne qui va voir Diogène et qui lui demande comment il faut faire pour être philosophe. Diogène lui répond : “si tu veux être philosophe tu prends un hareng et tu le traînes derrière toi en traversant la ville d’Athènes”. Et Alex avait ajouté : « l’avantage c’est que le hareng je le traîne toujours avec moi » ! Il parlait du regard de l’autre et comment assumer ce regard. Ça m’avait bouleversé. J’ai senti une relation de cœur à cœur sans le connaître et donc je l’ai appelé. AJ : Il y a eu entre nous un coup de foudre, comme une évidence. Ce qui est rigolo c’est que j’ai longtemps vécu dans une institution où on ne regardait pas la télé sauf Les Inconnus. Ça a été un clin d’œil, une amitié immédiate oui !

L’amitié est au cœur du film. Pouvez-vous nous raconter votre première rencontre ? 
BC : On s’est appelé quasiment tous les jours pendant très longtemps et longuement. Au bout d’un certain temps on a décidé de se rencontrer charnellement, physiquement. (rires) 
AJ : (rires)
BC : Je suis arrivé à la gare où Alexandre était venu m’accueillir. On se balade le long du lac Léman et puis à un moment Alex me dit : “tu veux qu’on se baigne ?” Je lui dis que je n’ai pas de maillot de bain. Il me dit : « ça ce n’est pas grave ! ». On s’est désapé, on s’est mis en slip et on s’est baignés dans le lac Léman !

Ce qui n’est pas sans rapport avec une des scènes du film ! 
BC :
De toute façon notre aventure commune et personnelle a beaucoup de liens avec le film et vice-versa. 
AJ : Comme disaient les latins on est des progredientes (NB : personnes qui avancent vers un but). Nos premiers coups de téléphone étaient d’emblée emprunts de cette idée : comment on progresse par rapport au regard d’autrui, par rapport aux angoisses, à la patience, aux passions tristes et à l’idée de se jeter à l’eau ? Cela a donné le “la” d’une amitié qui a été magnifique jusqu’au film (rires). Après ça s’est gâté !
BC : Ça a été très formateur. Réaliser un film n’est déjà pas facile et faire un film avec un ami c’est jouer avec le feu !
 AJ : Oui ! (rires)
BC : Quand il s’est avéré que le film allait se faire, nous nous sommes dit qu’il ne fallait pas que cela puisse nuire à notre amitié. Et c’est vrai qu’on s’est aperçu que dans tous les moments difficiles, on avait des points de vue différents ou qu’on était dans l’incompréhension. On a pu les dépasser cela et c’est magnifique !

Comment vous est venue l’idée de faire ce film ? Qui en a eu l’idée ? 
BC :
Ni l’un ni l’autre. C’est Philippe Godeau le producteur (rires). Philippe nous a dit en nous voyant tous les deux qu’il faudrait que nous fassions un film. Il n’y avait rien de concret. C’est venu lentement, progressivement au fil de notre amitié. Un jour Alexandre m’a dit : “tu sais si tu réalises le film, moi je veux bien jouer dedans”. Ça c’était au bout de 10 ans. On avançait lentement et puis Alexandre a eu l’idée du sujet : un croque-mort et un homme féru de philosophie handicapé se rencontrent et naît entre eux une histoire d’amitié assez spontanée pendant qu’ils vont livrer un corps d’un bout à l’autre de la France. Il y a deux pôles dans l’histoire de ce film. C’est évidemment notre amitié et on va dire que c’est la spiritualité qui anime aussi cette amitié.
AJ : Le cinéma pour moi permet de transmettre un outil spirituel à des gens qui ne sont pas forcément intéressés par la philosophie. C’est la philosophie qui m’a sauvé la vie : c’est une façon d’exister, de relativiser, d’avancer. Pendant le tournage je me disais souvent et ma femme me le répétait : “pense à tous ceux qui souffrent de discrimination”. Et c’est ce qui me portait. S’il n’y avait pas un peu d’humour dans la vie, il y aurait de quoi se flinguer tous les jours. C’est difficile de parler du handicap et de la mort sans tomber dans le pathos. Il faut rendre vivant ces “lieux” qui font peur ou qui excluent. C’est pour moi la vocation de la comédie qui est encore une fois de rendre meilleur en faisant rire. Et c’est tout ce qui distingue l’humour de la moquerie.

Katie un des personnages du film dit « C’est le bordel mais y’a pas de problème ». 
AJ : J’ai lu beaucoup de philosophes mais j’avoue que cette phrase qui a été dite par une de mes amies un jour m’a bouleversé. C’est le tragique de la vie. Le bordel qu’on veut bazarder : la maladie, les deuils, les séparations. Mais là-dessus le mental y greffe des psychodrames, des problèmes. Je me compare à l’autre, je ne suis pas assez bien. C’est hyper libérateur. C’est justement le contraire de la résignation : “c’est le bordel y’a pas de problème” mais je pose les actes pour aider les autres. C’est l’inverse du défaitisme.

Quelle est pour vous l’importance de la philosophie ? C’est une manière d’atteindre le bonheur ? 
AJ :
C’est dur de parler de la philosophie sans en faire une caricature. Moi j’aime beaucoup la tradition antique qui dit que c’est d’abord un art de vivre. S’exercer non seulement à mourir mais à être dans le concret. À nuire à la bêtise comme disait Nietzsche. À se donner aux autres.

Est-ce que le cinéma apprend un art de vivre aussi ? 
BC :
Le cinéma fait partie de la vie. Il fait partie de la culture. Et faire du cinéma comme tout art peut apprendre à vivre.

Le personnage que vous interprétez, Igor, passe son temps à lire de la philosophie, il écoute de la philosophie dans son casque et puis il va même jusqu’à faire la morale aux autres qui se compliquent la vie. 
AJ :
Oui tout à fait. C’est vraiment une philosophie basique mais tellement censée. Elle aide à ne pas souffrir, à se réjouir du trajet et des distances. Les deux personnages Igor et Louis sont abîmés, l’un plus que l’autre (rires), et la philosophie est comme une bouée de sauvetage mais mal goupillée au début. On peut aller vers de la philosophie pour mettre du vernis social sur des ruines et grâce à Louis, Igor va apprendre qu’il y a une philosophie beaucoup plus ample qu’une certaine vision étriquée et sécuritaire de la philosophie. 
BC : Quand Alex a jeté les bases du film, j’ai vraiment buté sur ce problème de la philosophie. Parce qu’au cinéma il faut une dramaturgie, il faut des conflits pour qu’il y ait une histoire. On était trop proche dans notre amitié réelle où on échangeait nos idées spirituelles, philosophiques. Dans le film il fallait qu’il y ait un des personnages qui soit moins philosophe que l’autre. C’était important qu’il y ait la philosophie mais qu’en même temps on donne la priorité à une histoire.

Ce qui est beau dans le film c’est justement la transformation des personnages tout au long de l’histoire. 
BC : Le personnage d’Igor a toute la théorie mais il ne s’est pas encore jeté dans une vie sociale. Il a besoin de Louis pour s’évader de ses livres, de sa connaissance livresque. Louis aussi doit aller vers la vie, il s’est enfermé dans son métier de pompes funèbres.
AJ : Le film est un éloge du quotidien de l’existence dans une époque où on a besoin de se sentir vibrer pour exister. Ça réhabilite les qualités fondamentales de Bernard : une simplicité, une sobriété. La vision de la philosophie ce n’est pas des feux d’artifices et des baguettes magiques. Le film c’est deux êtres cabossés qui essayent d’avancer.

Qu’espérez-vous pouvoir changer avec ce film ?
BC : On aimerait que le film touche les gens et toucher c’est modifier. Si en sortant de ce film les gens se sentent un peu différents avec une envie de vivre différemment, de vivre moins dans la mécanicité, d’être plus ouverts c’est déjà formidable !
AJ : L’idée est de convertir le regard sur la marginalité et sur l’autre. Et il y a aussi le thème de la mort. Comment être face à cette échéance ? On va crever mais que fait-on de ce temps ensemble ? Je crois beaucoup à la solidarité. La loupe de la caméra s’attarde sur deux personnages mais il y a quelque chose qui dépasse de loin leur individualité. Il y a quelque chose qui est en jeu : nous ne sommes pas autonomes, nous ne sommes pas dépendants. On est appelé à aller vers l’autre.

Comédie dramatique de Bernard Campan et Alexandre Jollien. 1 nomination au Festival du Film Francophone d'Angoulême 2021 (édition 14). 3,4 étoiles sur AlloCiné.

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