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L'ombre d'un mensonge


Phil s’est exilé dans une petite communauté presbytérienne sur l’Île de Lewis, au nord de l’Ecosse. Une nuit, il est victime d’une attaque qui lui fait perdre la mémoire. De retour sur l’ile, il retrouve Millie, une femme de la communauté qui s’occupe de lui. Alors qu’il cherche à retrouver ses souvenirs, elle prétend qu’ils s’aimaient en secret avant son accident...

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Entretien avec le réalisateur, Bouli Lanners

Quel fut l’élément déclencheur de l’ombre d’un mensonge ? 
Le projet est né d’un vieux fantasme que j’avais depuis vingt ans : « Faire un film en Écosse ». Un pays que j’adore et où je vais chaque année. J’accorde beaucoup d’importance aux décors et aux paysages, et j’avais l’impression qu’il y avait quelque chose de très puissant dans ceux de l’Île de Lewis. J’avais donc cette envie de tourner là-bas, mais sans avoir une idée de scénario qui m’aurait donné la légitimité de tourner dans un pays qui n’est pas le mien, avec une culture qui n’est pas la mienne, et dans une langue qui n’est pas la mienne. Ma première intention était de tourner un polar. Et puis, une fois installé sur place pour écrire le scénario, en écoutant le morceau « Wise Blood » des Soulsavers et en regardant les paysages, je me suis rendu compte que ce n’était pas un polar que j’avais envie de faire, mais une histoire d’amour. C’est cette musique a été le déclic.

L’île de Lewis est un personnage à part entière du film. Pourquoi avoir choisi ce cadre en particulier ? 
Ce qu’il y a de particulier sur l’île de Lewis, par rapport au reste de l’Écosse, c’est qu’il n’y a pas beaucoup de tourisme et comme cette île est assez éloignée, elle est restée la garante d’une culture gaélique très forte. C’est là aussi que l’église presbytérienne est la plus austère et la plus présente. Elle rythme la vie sociale, ce qui lui donne un statut et un aspect particuliers : on a par exemple un code vestimentaire que l’on retrouve tous les dimanches, le dimanche qu’on appelle là-bas le shabbat chrétien, ce jour-là, les gens s’habillent en noir et les femmes mettent des chapeaux. Cela donne quelque chose de très beau visuellement, rappelant un peu l’imagerie que l’on peut avoir dans les romans d’Emily Brontë, avec des paysages de landes coupés par le vent. On n’est pas du tout dans la carte postale de l’Écosse. Lewis, c’est beaucoup plus austère. Avec cette omniprésence de la religion presbytérienne, très stricte et qui imprègne les relations entre les insulaires, il y a là, quelque chose que l’on ne rencontre que là. Aujourd’hui, le monde ressemble au reste du monde, mais sur Lewis, il y a encore une spécificité que l’on ne retrouve pas ailleurs. Il est beaucoup plus exotique à mes yeux d’aller à Lewis que d’aller à l’autre bout du monde.

D’où vient ton désir d’écrire une histoire d’amour ?
C’était une autre envie que j’avais depuis longtemps, mais sans me sentir là non plus légitime à le faire. Peut-être parce que j’avais le sentiment de ne pas encore être prêt à oser parler d’amour. Il n’y a rien de pire, à mes yeux, qu’une histoire d’amour ratée. Une comédie ratée, ce n’est déjà pas bien fameux, mais une histoire d’amour ratée, c’est atroce. Mais en mettant en scène une romance avec des personnages ayant plus de cinquante ans, je pouvais y projeter quelque chose de plus personnel et j’ai donc oser l’écrire. De fait, une histoire d’amour, cela se vit à tout âge et de fait, je suis enfin devenu un homme, et je peux enfin commencer à avoir du recul sur l’amour et les relations amoureuses. (rires).

Ce projet marque-t-il une rupture pour toi ?
Clairement. J’avais dit, après Les Premiers, les Derniers, que je terminais ce cycle auteuriste, où j’ai fait quatre films avec pratiquement le même temps d’écriture, le même montage financier, et des sélections à Cannes ou à Berlin. J’avais peur de devenir systématique, il fallait que j’essaye autre chose. J’ai fait ce film dans une langue étrangère, en jouant dans une langue étrangère, et en cassant les codes de la réalisation aussi, puisque j’ai demandé à Tim Mielants de m’accompagner sur le plateau, pour amener une énergie nouvelle. Cette histoire est une histoire avec, a priori, un potentiel public plus grand. J’avais envie de faire un film qui puisse trouver un public plus large. Du moins je l’espère (rires). Et donc, une histoire d’amour, avec des gens de cinquante-soixante ans, dans une configuration plus classique, quelque chose de très visuel où les choses sont plus exprimées aussi, même si mon cinéma reste très peu verbeux. Ce film constitue clairement une aventure, une expérience et une rupture.

Alors que tes précédents films étaient dans le mouvement, même au ralenti, on est ici dans l’espace, mais un espace qui enferme les gens. C’était un défi que tu souhaitais relever ? 
Oui, il était important de figer les personnages sur cette île, parce que c’est ce que vit le personnage féminin. Je ne pouvais pas créer de sentiment de liberté pour elle. Il fallait que tout en tournant en extérieur, dans des décors très larges et très ouverts, on sente que quelque chose garde les gens prisonniers de l’île. Là-bas, un soir, un type m’a dit qu’il n’y avait que quatre manières pour s’échapper de l’île : rentrer dans la communauté religieuse presbytérienne, sombrer dans l’alcool, partir ou se suicider. Quand tu vis un temps sur Lewis, et j’y ai vécu sept mois, tu sens quand même que tu vis sur un caillou au bout du monde.

Tu ne devais à l’origine pas jouer le rôle principal toi-même. Comment cela s’est-il-dessiné ? 
Après différents essais, nous n’avions pas le rôle masculin tout en ayant trouvé la comédienne principale, Michelle Fairley. Il fallait équilibrer le couple : je ne voulais pas un couple glamour, il fallait trouver quelqu’un dans la cinquantaine, avec un physique un peu différent. On ne trouvait pas. Puis la directrice de casting m’a dit : « je ne vois que toi… » Il m’a fallu un peu de temps pour accepter l’idée de me retrouver moi à me mettre en scène dans une histoire d’amour, et puis voilà… Ça c’est fait comme ça. Je voulais parler de gens normaux, et les gens normaux ne sont pas tous plastiquement superbes. Je correspondais donc parfaitement aux critères définis (rires). Ce qui n’enlève rien à la force de l’amour.

Comment le choix s’est-il porté sur Michelle Fairley ?
Il fallait quelqu’un qui incarne vraiment Millie, il fallait qu’on puisse croire en ce couple et à cette histoire d’amour. Il fallait qu’elle soit belle, mais aussi austère. Il fallait quelqu’un en qui l’on puisse se retrouver, se projeter. Michèle a su intégrer le personnage totalement, elle correspond parfaitement à Millie, engluée dans cette communauté presbytérienne. C’est une grande comédienne : je n’en connais pas beaucoup qui auraient assumé ce rôle.

Si le film est vu à travers le point de vue de ton personnage, Phil, c’est avant tout un portrait de femme. Écrire un film au féminin a-t-il été aisé ?
Il y a longtemps que j’avais envie d’écrire le portrait d’une femme de 55-60 ans, mais je ne suis pas une femme de 55-60 ans. Le challenge pour moi était donc d’arriver à dresser le portrait d’une femme, d’y déposer le regard que je porte sur les femmes, et pour y arriver, d’y inclure ma part féminine totalement assumée. Nous avons donc le portrait d’une femme écossaise de 55-60 ans, vue à travers le regard d’un belge de 55-60 ans. Et c’était là tout l’équilibre à trouver dans le film.

Un mot sur les choix musicaux ?
J’aime soigner mes bandes-son. Puisqu’il m’a accompagné pendant toute l’écriture, le morceau des Soulsavers « Wise Blood » sonnait comme une évidence. Les Soulsavers nous ont en plus laissé utiliser trois autres morceaux de l’album. Ensuite Pascal Humbert, qui avait écrit la musique pour Les Premiers, les Derniers, nous a fait quelques nappes. Et puis, et j’adore cette rencontre improbable, mon monteur son m’a présenté son voisin, Sébastien Willemyns, un jeune prof de piano qui voulait juste venir voir comment se passait un montage son. Il nous manquait des morceaux. Sébastien n’avait jamais fait de musique de film. Il a essayé et ça été magique. Et puis enfin il y a les Tracks de Damien Jurado et de Spain. Pour la musique dans les bars, on a pris les morceaux du groupe Spanish, notre régisseur, qui habite sur l’île et qui est musicien. Cela colle parfaitement : il y a tellement de groupes sur Lewis qu’ils font un peu de tout, du celtique, du rock, du folk, on pouvait prendre ce qu’on voulait. Tout le monde est musicien là-bas : le soir, dans les pubs, ils se relaient aux instruments, c’est très imprégné dans leur culture. Il était donc normal de prendre des morceaux de gars qui avaient des groupes là-bas, et qui avaient bossé avec nous. 

Drame, romance de Bouli Lanners. 3,9 étoiles sur AlloCiné.

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