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Les Intranquilles


Leila et Damien s’aiment profondément. Malgré sa bipolarité, il tente de poursuivre sa vie avec elle sachant qu’il ne pourra peut-être jamais lui offrir ce qu’elle désire.

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Entretien avec le réalisateur, Joachim Lafosse

Le film terminé est-il proche de ce que vous aviez en tête au départ ou, au contraire, le projet s’est-il beaucoup transformé ? 
Le film vit comme j’ai toujours eu envie que vivent mes films, ce qui n’a pas toujours été le cas. Il me donne l’impression de n’être pas dogmatique et de vivre avec ses acteurs : ils se laissent regarder et c’est grâce à eux que tout devient juste. En réalité, tout a commencé vraiment quand Damien est arrivé sur le film, quand je l’ai vu prendre en charge le personnage, quand j’ai compris qu’il avait vraiment envie d’en faire quelque chose. Pour la première fois, je n’avais pas besoin de me montrer, il suffisait que je regarde. C’est également pour cela qu’avec Jean-François Hensgens, le directeur de la photographie (c’est notre cinquième film en commun), nous n’avons jamais théorisé, tout s’est décidé naturellement. Je me souviens que quand j’ai réalisé Nue Propriété, je savais que le film compterait soixante plans, parce que je l’avais décidé, parce que c’était une manière pour moi de me placer dogmatiquement dans les pas de Michael Haneke. Rien de tel pour Les Intranquilles. Nous savions juste que nous suivrions les acteurs, en les filmant toujours à hauteur de visage. Il ne fallait pas les lâcher, mais si la nécessité d’un contre-champ s’imposait, alors nous filmerions un contre-champ, sans nous poser plus de questions. Le film devait aimer l’acteur, comme Mike Leigh a aimé le génial Timothy Spall pour son Turner . Le personnage de Leïla dans le scénario était fragile, subissait plus la psychose du père de son enfant. J’ai été magnifiquement surpris par la force et la résistance qu’a donné Leïla Bekhti au film. Elle m’a offert son désir, sa sensualité, sa fatigue, sa capacité de dire ‘non’, ce qui, me semble-t-il, est assez rare. Dès sa première lecture, Leïla a compris qu’il ne s’agissait pas d’un film sur la manicodépression mais plutôt d’une interrogation sur la capacité et les limites de l’engagement amoureux. Découvrir qu’elle avait très vite compris l’intranquilité de son personnage m’a absolument apaisé et nous a permis de nous éloigner du risque de faire un film à thème. À l’origine, le scénario s’inspirait de ce que j’ai vécu avec mon père, maniacodépressif. Il voulait être photographe, il l’a été un temps, sans réaliser vraiment ses rêves. Il m’en est resté une très grande admiration pour les portraitistes surtout, et dès le début j’ai pensé notamment aux travaux de Julien Magre, en espérant pouvoir retrouver au moins un peu de cette simplicité extraordinaire. Mon père s’était juré, il le répétait sans cesse, de “ne jamais faire de mariage”, il voulait vivre de la photo sans en passer par là. C’est ainsi qu’il s’est mis à photographier des tableaux. Les artistes venaient déposer leurs œuvres, mon père les installait, les éclairait, les photographiait. J’ai vécu au milieu de tout ça, dans un rapport direct avec la peinture, la lumière, le cadre, la photo. De là m’est venue une immense admiration pour les peintres, qui plus tard s’est cristallisée sur le travail et la personne de Piet Raemdonck. Toujours est-il que jusqu’à la veille de la préparation, le personnage était un photographe. Et puis, Damien est arrivé. Il avait fait les Beaux-Arts, il a été l’assistant de la peintre bruxelloise Marthe Wéry, nous nous sommes dit que nous devions nous servir de tout cela. C’est ainsi que, de photographe, le personnage est devenu peintre. Tout au long de l’écriture je rendais souvent visite à Piet, et j’ai souhaité que son atelier se transporte en quelque sorte sur le film : de même que l’atelier de Bernard Dufour était celui de Michel Piccoli dans La Belle Noiseuse, l’atelier de Piet Raemdonck , transporté sur le décor, est devenu celui de Damien Bonnard. Damien a passé trois semaines avec Piet, ils ont préparé ensemble les toiles pour le film, Damien en commençait certaines, que Piet terminait. Plusieurs ont été peintes entièrement à deux, comme celle que, dans le film, Damien peint en pleine crise. Quand j’ai vu les toiles dans le décor, et tout le matériel de Piet, le film a commencé à vivre.

Comment les autres acteurs et les techniciens ont-ils investi ce décor, cet atelier ? 
Ce qui a été très agréable c’est de constater que sitôt que l’équipe a su qu’elle allait faire un film sur la vie d’un peintre, elle s’est montrée extrêmement enthousiaste. Comme s’il existait une relation particulière entre les films et les peintres. Nous avons répété dans le décor une dizaine de jours, puis nous avons tourné pratiquement dans la continuité, de sorte qu’il était possible d’adapter les scènes aux aléas de la réalisation et, surtout, aux acteurs. Damien et Leïla se sont vraiment emparés du film, ils se sont même chargés du petit Gabriel, qui joue leur fils, de sorte que je n’ai pas seulement eu à le diriger. En réalité, je n’étais qu’un regard, c’était à la fois inhabituel et très excitant. Et comme seuls les interprètes étaient autorisés à ne pas porter de masque anti-Covid, nous nous sentions, avec l’équipe, comme des entomologistes qui observent des êtres en pleine activité. La distance juste entre eux et nous s’est mise naturellement. Pour moi tout l’enjeu fut d’arriver à garder le silence, ce qui n’était pas difficile, tant j’étais fasciné de les voir vivre, ces ”intranquilles“. Car il est vrai que ceux qui vivent près d’un maniaco-dépressif deviennent, eux aussi, des “intranquilles”, raison pour laquelle je tenais au pluriel du titre. Même si le mot vient pour une part de Gérard Garouste, encore un peintre, et de son livre L’Intranquille, autoportrait d’un fils, d’un peintre, d’un fou.

Au moment du tournage, des doutes subsistaient-ils quant à l’évolution de l’histoire et des personnages ?
Avant de tourner, je redoutais plus les moments de crise que les états dépressifs. Pour Leïla et Damien, c’était exacte ment le contraire. Et ils avaient raison. La dépression est plus qu’une affaire de cinéma pur, ce sont surtout des questions de rythme. C’est au montage avec Marie-Hélène Dozo, la monteuse du film avec qui je travaillais pour la première fois, que nous avons trouvé la justesse de la mélancolie, tout s’est passé en douceur, naturellement. Par ailleurs, pendant les répétitions, je n’ai pas caché aux acteurs que j’ignorais comment le film se terminerait. La mère et le fils pouvaient partir ensemble, le mari et la femme tomber dans les bras l’un de l’autre, je n’en savais rien. Et je n’en ai rien su jusqu’au dernier jour, et même jusqu’à la dernière heure. Au matin du tournage de cette dernière scène, j’ai demandé à Leïla et Damien ce qu’ils souhaitaient qu’il arrive aux personnages, nous avons choisi de nourrir la fin du film de tout le vécu du tournage. Ce sont les ressentis, les affects et les émotions de Leïla et Damien qui m’ont donné envie d’écrire la fin du film de cette manière.

À un certain moment, le film s’éloigne de Damien, qui n’apparaît plus à l’écran, pour se resserrer sur Leila. Est-ce parce que vous redoutiez une certaine forme de déséquilibre ?
J’ai pensé au psychanalyste Roland Gori, qui affirme que le diagnostic ne devrait concerner que le médecin, et surtout pas les proches du malade. En effet, dès lors que le diagnostic est posé, le risque existe que l’on ne parle plus de rien d’autre, que tout comportement, toute dérive, tout problème rencontré soit porté au compte de la maladie. Je me souviens ainsi que dans ma famille, par moment, elle avait bon dos, la maniaco-dépression de mon père… L’intranquillité du mari et père devient immanquablement l’intranquillité de l’épouse et du fils. C’est aussi ce qu’exprime la scène où le petit garçon reprend les mots employés par son père en crise quelques temps auparavant, et alors on peut se demander si lui aussi n’est pas en train de basculer. En réalité, non, il tente un truc, il teste, pour savoir si ses parents vont le prendre à la rigolade, ou pas. 

Diriez-vous que, d’une certaine manière, Piet Raemdonck, à travers ses toiles, est un personnage du film ? 
C’est une forme de triangulation : Leïla et Damien sont en admiration devant le travail de Piet, qui n’est pas dans le film, mais qui y est pourtant. Quand, le matin, je voyais arriver les toiles sur le plateau, je me disais que j’avais une chance inouïe. Grâce au travail de Piet Raemdonck nous n’étions plus juste entre nous, il y avait une altérité, autre chose que le jeu d’acteurs ou la réalisation, il y avait un autre art, une possibilité d’être fasciné, ailleurs.

Drame de Joachim Lafosse. 1 nomination au Festival du Film Francophone d'Angoulême 2021 (Edition 14). 12 nominations au Festival de Cannes 2021 (Edition 74). 3,9 étoiles sur AlloCiné.

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