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La fracture


Raf (Valeria Bruni Tedeschi) et Julie (Marina Foïs), un couple au bord de la rupture, se retrouvent dans un service d’Urgences proche de l’asphyxie le soir d’une manifestation parisienne des Gilets jaunes. Leur rencontre avec Yann (Pio Marmaï), un manifestant blessé et en colère, va faire voler en éclats les certitudes et les préjugés de chacun. À l’extérieur, la tension monte. L’hôpital, sous pression, doit fermer ses portes. Le personnel est débordé. La nuit va être longue…

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Entretien avec la réalisatrice, Catherine Corsini

La belle saison et un amour impossible sont des films historiques. Avec la fracture, vous revenez à une époque très contemporaine et une actualité sociale brûlante, celle des manifestations des Gilets Jaunes…
Après ces deux films d’époque où j’avais parlé du féminisme, de l’inceste, je voulais faire un film résolument contemporain, qui prenne en compte ce qui se passe dans la société d’aujourd’hui, notamment ses fractures sociales, sans trop savoir par quel bout les prendre. Par quel récit, pouvais-je rendre compte de ce qui se passait et comment ? Est-ce que je saurais faire du cinéma politique sans faire un film militant ? D’où parler ? Et quelle forme choisir ? Je pensais beaucoup à la façon burlesque et en même temps profonde qu’à Nanni Moretti de se mettre en scène pour discuter de son engagement à l’écran. Je cherchais une situation au moment où le mouvement des Gilets jaunes a commencé.

Pourquoi avoir choisi l’hôpital comme lieu de résonnance de cette fracture sociale ? 
En tombant et en me retrouvant la nuit du 1er décembre 2018 aux Urgences de l’hôpital Lariboisière, j’ai trouvé la clé d’entrée du film et comment la faire résonner avec le climat social ambiant. Toute la nuit, j’ai observé le ballet de l’organisation hospitalière, la tension des soignants débordés souvent attentifs mais n’ayant pas toujours le temps d’être aimables, les patients réunis dans la salle d’attente, avec des chocs physiques plus ou moins importants, des angoisses, le besoin de se confier à quelqu’un... C’est d’autant plus criant à l’hôpital Lariboisière, qui est proche des gares et brasse une population assez miséreuse, des personnes de passage, des toxicos, des cas psychiatriques, des mineurs isolés… Après avoir vécue cette expérience, je me suis dit que cette arène des Urgences était le lieu idéal pour raconter ce qui me préoccupait. Plonger un couple de femmes d’un milieu social aisé dans cet endroit pouvait donner lieu à des échanges, des confrontations, et rendre compte des contrastes et des fractures de la société.

Comment avez-vous abordé la mise en scène du couple dans le film ? 
J’ai cherché la bonne distance en extrapolant les situations que nous avions traversé Elisabeth (ma productrice) et moi pendant cette nuit. Je me suis rendue compte au final que le film se situait toujours entre documentaire et fiction. Ce n’est pas par narcissisme que j’expose ma cellule familiale. Cela me permet de raconter des choses politiques, comme le fait que mon beau-fils a une seconde maman qui n’a pas de droits. Cela crée aussi un abîme qui amène une vérité au film et qui justifie le regard sur la crise. Je ne cherchais pas non plus à nous donner le bon rôle mais au contraire à m’amuser de notre mauvaise conscience, de nos contradictions et de notre paresse vis-à-vis des manifestations. Je ne pouvais pas m’identifier à un Gilet jaune, ni à une infirmière mais je pouvais parler d’eux à partir de la place que je me donnais dans le film. Je voulais me mouiller, ne pas être confortable, complaisante. Je voulais aussi me servir de ma mauvaise foi, qui est un bon moteur de comédie. Et puis je voulais me moquer à travers ce couple d’une génération qui a été engagée, a cru à la révolution, mais qui aujourd’hui trouve que « c’est quand même un peu trop violent » !

Comment avez-vous écrit le personnage de Yann ?
Classe moyenne, des vies sur le fil, réalisé bien avant le mouvement des Gilets jaunes, m’a beaucoup inspirée. Ce documentaire de Frédéric Brunnquell raconte comment des gens peuvent être aspirés après la perte d’un emploi. Leurs vies étaient à peu près tenables financièrement et tout d’un coup, ils se sont vu basculer. J’ai aussi écouté des témoignages de Gilets jaunes dans la magnifique émission de Sonia Kronlund, les pieds sur terre. Des témoignages bouleversants de gens venus manifester avec beaucoup de candeur et qui ont été abimés par des tirs de grenades et de LBD… J’ai éprouvé un grand sentiment d’empathie. On sentait qu’ils n’étaient ni des casseurs, ni des fous hystériques voulant faire la peau de Macron. Ils étaient là par conviction, pour exprimer des revendications extrêmement solides et légitimes, pas seulement pour réclamer des petites primes. Leur demande de justice sociale était profonde et nourrie de l’angoisse face à un monde qui nous échappe… Je voulais me confronter à cette réalité et en parler à travers le personnage de Yann. Yann est un amoureux de son métier qui ne s’en sort pas. Il a envie de parler et comme beaucoup de Gilets jaunes, d’être entendu. Après sa blessure, son seul objectif c’est de retourner travailler. C’est la double peine pour lui : il a été blessé et il risque de perdre son travail.

Le film dégage une sensation de tension extrême… 
Les circonstances du tournage pendant la crise sanitaire et le deuxième confinement ont donné une énergie particulière. On avait tous peur que le tournage soit interrompu à cause du Covid ou de nouvelles consignes gouvernementales, donc chaque journée était comme arrachée. Et puis, c’est la première fois que je tournais dans un décor unique. Un vrai défi pour moi qui fais plutôt des films qui courent de décor en décor ! Ce lieu clos des Urgences est un micro-monde où rien ne s’arrête jamais. Il faut soigner et dans le même temps, on attend. Comment filmer l’attente sans s’ennuyer ? J’ai cherché à être toujours en mouvement, même fixe. Je voulais battre au même rythme que le pouls de l’hôpital, où l’on sait que tout peut se jouer en quelques minutes. Même dans les contrechamps entre Julie et Raf allongée sur son brancard, je voulais que ça bouge, que la caméra puisse déconstruire le plan, saisir l’énergie de ce qui pourrait se produire. On n’est jamais tranquille aux Urgences, il y a toujours quelqu’un qui peut se mettre à crier, du sang qui peut effrayer, un médecin qui passe, un brancard qui surgit, des sirènes… Alors j’ai mis tout le monde sous tension.

C’est la première fois que vous tournez caméra à l’épaule.
J’ai modifié mes habitudes, très peu répété avec les acteurs, en faisant de très longs plans séquences à l’épaule. C’est le quatrième film que je tourne avec Jeanne Lapoirie, j’étais en totale confiance, capable de la laisser filmer sans l’arrêter. Tout d’un coup, c’est comme si Jeanne, les acteurs, et moi, étions dans un même mouvement, une même pensée. On était sur le tournage comme sur un ring. On faisait beaucoup de prises mais sans jamais refaire exactement la même chose. L’idée était de se surprendre. C’était une manière de mettre tout le monde en tension et de faire qu’ils soient toujours ensemble, y compris les figurants. On avait beaucoup de rushes, ce qui a ensuite permis au monteur Frédéric Baillehaiche d’être très serré sur la rythmique et de pouvoir dynamiser le film. Dans UN AMOUR IMPOSSIBLE on devait gérer les passages du temps, là c’était les passages de relais des uns aux autres : comment on peut presque oublier à un moment nos personnages principaux, en accompagner d’autres, puis revenir eux dans un seul mouvement… On a travaillé sans cesse le rapport récit, personnage, action. C’est vraiment un film d’émotions et de rythme. Et plus on a resserré, plus l’hôpital a pris de la puissance.

Où avez-vous tourné ? 
C’était compliqué. On sortait du premier confinement, il était impossible de tourner dans un vrai hôpital étant donné la situation sanitaire. On a réussi à trouver un bâtiment d’une entreprise désaffectée en banlieue. On était comme dans un faux studio. J’avais comme référence l’hôpital Lariboisière avec ses strates d’extensions et sa vétusté. Le décorateur (Toma Baqueni) et toute son équipe ont fait un travail d’orfèvre pour reconstituer cette réalité hospitalière. De mon côté, j’ai enregistré des sons d’hôpitaux que je mettais parfois avant la prise pour qu’on se sente dans l’ambiance car le lieu était très vide. La véracité de l’hôpital a pris toute sa dimension avec le montage son. Les va-et-vient à côté, les cris, les sirènes… Cet hors-champ sonore a épaissi la présence du lieu.

Comédie dramatique, drame de Catherine Corsini. 3,4 étoiles sur AlloCiné. 1 nomination au Festival du Cinéma Américain de Deauville 2021 (Edition 47) et 12 nominations au Festival de Cannes 2021 (Edition 74).

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