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Des hommes


Ils ont été appelés en Algérie au moment des « événements» en 1960. Deux ans plus tard, Bernard, Rabut, Février et d’autres sont rentrés en France. Ils se sont tus, ils ont vécu leurs vies. Mais parfois il suffit de presque rien, d’une journée d’anniversaire, d’un cadeau qui tient dans la poche, pour que quarante ans après, le passé fasse irruption dans la vie de ceux qui ont cru pouvoir le nier.

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Entretien avec le réalisateur; Lucas Belvaux.

Pourquoi avoir choisi d’adapter le roman Des hommes de Laurent Mauvignier ?
J’ai lu Des hommes dès sa sortie, il y a plus de dix ans. Je l’ai trouvé magnifique, étourdissant, émouvant, fort. En fait, j’aurais aimé l’avoir écrit. Il y a bien sûr le style, une écriture syncopée, haletante qui fait naître la tragédie de l’insignifiant, de l’ordinaire, du silence. Laurent Mauvignier est un grand auteur mais on n’adapte pas un style. On peut en revanche adapter un procédé. Ici, ce sont les flash-backs, les soliloques, le récit non chronologique au fil de la pensée. Mais au-delà de ça, ce sont les thèmes développés qui m’ont accroché parce qu’ils rejoignent les questions qui me tarabustent depuis des années : la confrontation des destins individuels avec la grande Histoire, les souvenirs, la culpabilité, les blessures secrètes et les marques indélébiles que la guerre laisse dans les consciences.

À propos du roman, Jérôme Garcin a dit qu’il traitait de la guerre après la guerre …
Oui. C’est un film sur la mémoire, les souvenirs, les cicatrices. Pour ceux qui en sont revenus, cette guerre ne s’est jamais terminée parce qu’on ne l’a jamais nommée, jamais considérée comme telle. Comme s’ils ne s’étaient jamais battus. Comme Fabrice à Waterloo, nos personnages n’ont vu que ce qu’ils ont vécu. C’est-à-dire des fragments, des instants. Ils ont fait ce qu’ils pensaient être leur devoir et se sont rendu compte, plus tard, qu’ils avaient été les rouages d’une mécanique terrifiante. Sans avoir nécessairement les mots pour en parler, sans être sûrs d’être entendus et compris. On dit souvent que les anciens d’Algérie n’ont pas raconté, je crois surtout que personne ne voulait les entendre. On les a condamnés à ce non-dit, ce silence, qui est la marque de la guerre d’Algérie. C’est ce que j’avais envie de porter à l’écran depuis que j’avais lu le livre. A l’époque, les droits n’étaient pas libres. Et puis ils se sont libérés et j’ai trouvé que le projet arrivait naturellement après Chez Nous qui parlait de la montée de l’extrême-droite. Le FN s’est, en grande partie, construit sur les cendres de cette guerre-là.

C’est un film politique ?
C’est un film politique mais pas un film militant. Idéologiquement, la question de la colonisation est réglée. La guerre est terminée depuis près de soixante ans. L’Histoire a jugé. En revanche le film est politique dans le sens où il interroge sur la façon de raconter cette histoire, comment on l’assume, comment on la transmet, comment on réconcilie les différents récits parce que, évidemment, il y a plusieurs façons de raconter. Les pieds-noirs ont été incompris, mal traités, pendant et après. Encore aujourd’hui, il y a un racisme anti pieds-noirs qui est insupportable. Il n’y a d’ailleurs pas un seul «point de vue pieds-noirs » parce que comme toute société humaine, c’est une communauté traversée par la politique, les questions sociales. Pour employer un terme à la mode, on ne peut pas plus «essentialiser » les pieds noirs que n’importe quel autre humain. Il y a aussi les militaires, et, selon qu’ils soient appelés ou professionnels, ça ne sera pas la même histoire. Chacun racontera la sienne, forcément singulière, unique, différente selon la région où il a servi, ou l’année. Il y a bien sûr le récit des Algériens, dans toutes leurs diversités politiques FLN ou MNA, combattants de l’ALN ou harkis. Il faut entendre tous les récits. Accepter l’expression de tous les points de vue, de toutes les subjectivités, les confronter et voir en quoi on peut, non pas les réconcilier, mais en faire une histoire que tout le monde pourra entendre parce qu’on y trouvera la voix de chacun. C’est le travail que font les historiens quand on veut bien les laisser travailler. C’est assez inouï de voir comment cette guerre «travaille » encore la société française alors que plus de la moitié de la population est née après la fin de cette dernière.

Gérard Depardieu dans le rôle de Feu-de-Bois, c’était une évidence pour vous ?
Oui. J’ai pensé à lui pendant toute l’écriture de l’adaptation. Plus j’avançais plus il s’imposait pour jouer ce personnage à la fois mutique et explosif. Mais c’est un personnage double. On le voit à deux époques de sa vie, distantes de plus de quarante ans. Quand il arrive en Algérie, il a vingt ans et il s’appelle Bernard. Il va y découvrir à la fois la beauté du monde et de l’amour mais aussi l’horreur dont l’humanité est capable. Il ne s’en remettra jamais. L’histoire de l’Algérie passionne Gérard, il la connaît très bien. Il est trop jeune pour avoir fait la guerre mais, enfant, adolescent, il a connu des appelés, il les a vus revenir, cassés. En plus, c’est un provincial. On peut imaginer qu’il a connu Feu-de-Bois. Il n’a pas eu à l’inventer. Il pouvait faire appel à ses souvenirs et à son talent !

Et puis Catherine Frot et Jean-Pierre Daroussin…
Catherine c’était une évidence dès le départ pour jouer Solange la sœur de Feu-de-Bois. J’entendais sa voix en lisant le roman et j’ai écrit en pensant à elle. D’ailleurs, c’est la première à qui j’ai fait lire le scénario, dès la première version. Et sa lecture a été particulièrement importante parce que les questions qu’elle m’a posées ont été centrales dans la réécriture. C’est une lectrice très affutée. Elle ne laisse rien passer mais elle est d’une bienveillance extrême. Avec Catherine, on est tout de suite dans le travail. On va à l’essentiel. Pour le personnage de Rabut, la recherche a été plus compliquée. Autant Feu de-Bois est truculent, contrasté, explosif ; autant Rabut est sur la retenue. Il écoute, regarde, commente un peu. Sa dérive est lente, imperceptible, presque. C’est un rôle très ténu et délicat qu’il faut tenir (retenir) sur tout le film. Très complexe, fait d’allers-retours, de paradoxes. Il faut une rigueur absolue et une confiance totale dans le travail, sans pouvoir se dire «je me rattraperai à la prochaine scène ». Il faut « être là» tout le temps, à chaque instant et Jean Pierre est un champion dans le genre. C’est très exaltant de travailler avec des acteurs comme eux. On se sent portés. L’échange est permanent. Ils apportent beaucoup. Ils donnent. Je parle d’eux, mais tous les acteurs, même ceux qui venaient deux ou trois jours, étaient particulièrement impliqués, concentrés. Le reste de l’équipe aussi, d’ailleurs, sans doute parce que c’est une histoire française, que chacun, chaque famille est concerné(e).

Bernard, alias Feu-de-Bois, et Rabut sont appelés à vingt ans en Algérie. Ils sont incarnés par Yohann Zimmer et Edouard Sulpice…
Yohann et Edouard sont très jeunes. Ils font partie d’une génération de jeunes Français (ou Belges !) qui (heureusement) n’a jamais connu la guerre, pas fait de service militaire et dont la vie est à des années  lumière de celles de Rabut et Bernard. Ils devaient incarner des jeunes qui n’avaient jamais quitté leur canton, jamais pris le bateau ou l’avion. C’était passionnant de les voir découvrir cette réalité-là au fil du travail. Il fallait qu’ils comprennent ce qu’était la vie d’un jeune à cette époque et qu’ils l’intériorisent. C’était vrai pour tous les comédiens de cette partie du film. Un des plaisirs de ce tournage, ça a été de découvrir une génération d’acteurs. Des types très étonnants, très talentueux, avec des personnalités fortes, singulières. Félix Kysyl (Février), Jean-Baptiste Le Vaillant (Chatel) Simon Parmentier (Poiret), Yannick Morzelle (Kastendeuch), Ahmed Hamoud qui joue Idir. Un acteur marocain magnifique. Et Fleur Fitoussi, bien sûr, la seule fille de cette partie-là. Ce sont des acteurs qu’on connaît très peu, qu’on n’a jamais vus pour certains et qui forment une génération magnifique.

Un des thèmes majeurs du film est le silence. Paradoxalement vous utilisez beaucoup les voix-off qui renforcent cette polyphonie qu’est le récit…
Le livre était déjà en voix-off ! C’est l’impression que j’ai eue en tout cas. Je n’ai pas essayé de transformer systématiquement les récits des uns et des autres en images. Je les ai parfois gardés pour ce qu’ils sont, des récits, des histoires qu’on raconte, avec la force propre des mots, l’imaginaire qu’ils permettent à ceux qui les entendent. C’est pour ça que j’ai gardé cette construction en flash-back, la seule capable, par ses allers-retours incessants entre hier et aujourd’hui, de montrer le regard d’un homme au début de sa vieillesse sur ce qu’il était quand il avait vingt ans. Le flash-back et la voix-off sont au cœur du projet. C’est une façon de prendre de la distance. Et c’est un paradoxe intéressant de voir que c’est cet éloignement qui permet une introspection profonde, qui permet de transcender les époques. De faire que le passé et le présent dialoguent, se parlent, se questionnent, se répondent. La voix-off permet au personnage de murmurer à l’oreille des spectateurs, dans une relation d’intimité unique, mais c’est aussi une façon pour le personnage de se parler à lui-même, de s’interroger, de réfléchir sur sa condition, ce qu’il a été, ce qu’il est, ce qu’il fait. Et ça permet au personnage d’aujourd’hui de dialoguer avec celui qu’il était quarante ans plus tôt. Le film, comme le roman, parle de mémoire(s) et donc de temps différents racontés de façon non chronologique parce que la mémoire se fout de la concordance des temps. Il fallait retrouver le fonctionnement discontinu des souvenirs, le côté marabout de-ficelle, leur caractère «submergeant» aussi, comme dans la séquence où les voix d’aujourd’hui dialoguent avec celles d’hier, et où les récits individuels, soliloques ou dialogues, se mélangent à des sons (et des images) d’archives, ramenant l’histoire des individus dans l’Histoire commune, jusqu’à une très grande densité sonore avant de revenir progressivement à l’intimité du « soliste ». Un peu comme le contrepoint en musique où des lignes mélodiques distinctes se superposent. Elles peuvent se rejoindre, se croiser, se répondre, et dans tous les cas, elles s’enrichissent. J’ai essayé d’appliquer ça au cinéma, de faire que les voix, les récits et les histoires de chaque personnage se racontent sur des lignes différentes, se rejoignent de loin en loin et avant de revenir à l’intimité du soliste.

Drame, historique français de Lucas Belvaux. 3,1 étoiles sur AlloCiné.

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