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The father


« The Father » raconte la trajectoire intérieure d’un homme de 81 ans, Anthony, dont la réalité se brise peu à peu sous nos yeux. Mais c’est aussi l’histoire d’Anne, sa fille, qui tente de l’accompagner dans un labyrinthe de questions sans réponses.

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Entretien avec le réalisateur; Florian Zeller

Depuis 2008 et votre premier court-métrage, « Nos Dernières Frivolités », vous ne cachiez pas votre attirance pour le cinéma… 
A l’origine, je viens du théâtre. J’ai une passion pour ce qui se passe sur une scène et pour le travail vivant des comédiens. Mais c’est vrai que je réfléchis depuis longtemps à ce premier film. Je n’avais pas le désir abstrait de faire « un film », mais celui, plus concret, de faire ce film-là, en particulier. Même s’il est adapté d’une de mes pièces, mon intention n’était pas de filmer du théâtre. C’était au contraire de tenter de faire ce que seul le cinéma permet de faire. C’est ce qui a vraiment guidé mon désir et mon travail avec Christopher Hampton, avec lequel j’ai écrit le scénario. 

Pourquoi avoir voulu adapter cette pièce déjà mondialement célébrée ?
N’était-ce pas un risque ? Au contraire, Je l’ai vu comme un point d’appui. J’avais en tête des références ou des sensations assez précises, qui me venaient de la création de la pièce en France en 2012, mais aussi d’autres créations à l’étranger. Je connaissais intimement, disons, le territoire émotionnel que je voulais explorer. Je pense que cela m’a plutôt aidé. 

Comment expliquez-vous que le public soit si sensible au tableau des souffrances générées par la vieillesse, un thème douloureux auquel vous-même semblez très attaché ?
C’est un thème qui me touche personnellement, c’est vrai. J’ai été élevé en partie par ma grand-mère qui a commencé à souffrir de démence sénile quand j’avais quinze ans. Tout ça ne m’est pas étranger. Mais ça n’est étranger à personne. Tout le monde a un père, ou une grand-mère… Tout le monde doit, ou devra un jour, se confronter à cette peur ou aux dilemmes qui se posent à toute personne accompagnant une personne âgée. C’est notre condition. Pour autant, quand la pièce a été créée, j’ai été surpris de la réaction du public. Les gens nous attendaient après chaque représentation pour partager leur propre histoire. Il y avait clairement quelque chose de cathartique à pouvoir partager cela, ces émotions, et à se souvenir que nous sommes tous liés les uns aux autres. J’ai l’impression que l’art sert à cela, à nous rappeler que nous faisons partie de quelque chose de plus large que nous-mêmes.

Vous avez choisi de réaliser le film en anglais. Par pragmatisme ? Par goût pour cette langue ?
Essentiellement parce que, lorsque j’ai commencé à rêver de ce film, c’est le visage d’Anthony Hopkins que je voyais. J’ai une admiration extrême pour lui, et j’étais convaincu qu’il serait extraordinaire dans ce rôle. C’est ça qui a décidé du reste. J’ai donc écrit le scénario en pensant à lui. C’est la raison pour laquelle le personnage principal s’appelle « Anthony ». C’était une façon, en écrivant, d’aller vers lui. De rendre un peu réelle cette idée légèrement irréaliste… 

Justement, comment approche-t-on quelqu’un comme Anthony Hopkins ? 
J’étais conscient que ce n’était pas un rêve facile à réaliser. Mais je m’appuyais sur cette idée simple : tant que personne ne vous a démontré que c’est impossible, ça signifie que ça reste possible. Au moins potentiellement… Souvent, c’est nous-mêmes, et non les événements, qui fermons les portes. Cette fois-ci, j’avais décidé de suivre obstinément mon intuition, même si elle paraissait un peu irréaliste. Je ne sais pas comment vous dire… J’étais convaincu que c’était pour lui. Nous avons donc envoyé le scénario à son agent. Et nous avons attendu. Et puis un jour, j’ai reçu un appel m’informant qu’il voulait me rencontrer. J’ai directement pris un avion pour Los Angeles prendre un petit-déjeuner avec lui ! Et comment s’est passé ce premier rendez-vous ? J’étais forcément un peu intimidé. Il m’a posé beaucoup de questions pour savoir ce que j’avais en tête. Et à la fin du rendez-vous, il s’est levé et il m’a fait un « hug » en me disant : « Je veux le faire ». Evidemment, il avait noté que le personnage s’appelait « Anthony », et c’était quelque chose qui le troublait un peu. Quelques jours avant de tourner, un an plus tard, il est revenu sur le sujet, en me demandant si j’étais vraiment sûr de vouloir garder ce prénom. Mais moi, j’y tenais beaucoup. Parce que cela accentuait la confusion que je cherchais à entretenir entre la fiction et le réel. Mais aussi parce que je pressentais que cela résonnerait en lui comme une sorte d’invitation à aller chercher des émotions très personnelles. Parce que l’enjeu, c’était précisément d’aller sur un territoire très intime. D’aller là où il n’était pas encore allé. De toucher quelque chose de l’ordre de l’extrême vulnérabilité. Et quelque part, je crois que ce prénom nous a aidés. C’était une façon implicite de convoquer son propre sentiment de mortalité. 

On connaît Anthony Hopkins pour ses rôles immenses, l’intelligence et le contrôle parfois un peu machiavélique avec lequel il les sert, son côté sulfureux…
C’est vrai. Et je trouvais intéressant de voir cet homme-là, précisément, perdre le contrôle de la situation, de le voir plonger dans un monde où l’intelligence ne veut plus rien dire… On a tous grandi avec Anthony Hopkins, il fait partie de notre imaginaire collectif, on peut l’associer à un père ou à un grand-père. Cela comptait aussi beaucoup pour moi. Parce que je souhaitais que l’on puisse éprouver cette sensation terrible de perdre peu à peu quelqu’un que l’on connaît intimement. Un acteur transporte forcément avec lui tous ses rôles antérieurs. Anthony Hopkins est le maître de l’ambivalence, du non-dit et de l’anxiété. Je voulais jouer avec ça. Le film s’ouvre sur une tonalité qui est presque celle du thriller. C’est une des fausses pistes du début à laquelle je tenais beaucoup. 

Il y a d’ailleurs beaucoup de fausses pistes…
Ce que je souhaitais faire, c’est mettre le spectateur dans une position inédite. Ou, disons, dans une position particulièrement active. Comme s’il devait faire partie de la narration. Dans quel appartement sommes-nous ? Est-ce celui d’Anthony ? Ou bien celui de sa fille ? Anthony est-il en train de perdre le sens du réel ? Ou bien est-il l’objet d’une manipulation ? Cet inconnu qui prétend être le mari d’Anne, qui est-il vraiment ? Et cette scène, à quel moment de l’histoire se situe-t-elle vraiment ? De mon point de vue, le film se présente comme un puzzle. Le spectateur peut tenter de jouer avec les toutes les pièces de ce puzzle pour tenter de comprendre ce qui se passe. Mais aucune combinaison ne fonctionnera entièrement. Il y aura toujours des contradictions ou des incohérences. Il y aura toujours une pièce manquante à ce puzzle. Pour moi, c’était une façon de faire en sorte que le spectateur éprouve cette désorientation. C’était le point de départ. Je voulais que « The Father » soit autant une histoire qu’une expérience. Et tout le travail pour moi consistait à jouer avec ce sentiment de désorientation, d’incertitudes et d’enfermement, afin que le spectateur ait le sentiment qu’il était lui-même en pleine démence.

L’appartement dans lequel évolue Anthony est à lui seul un jeu de piste. C’est comme si la réalité se dérobait constamment. 
Je me souviens que j’ai dessiné le plan de l’appartement dès l’écriture du scénario. Comme s’il était l’un des personnages principaux du film. En général, quand on adapte une pièce au cinéma, la première tentation est toujours d’écrire de nouvelles scènes, d’ouvrir vers l’extérieur, pour s’éloigner autant que possible du dispositif théâtral. Mais dans ce cas précis, j’ai décidé de ne pas le faire. De rester tout le temps dans le même espace. Afin que cet espace devienne un espace mental, mais en perpétuelle transformation… Au début du film, on est dans l’appartement d’Anthony. Il n’y a pas de doute à ce sujet. On identifie ses meubles, ses affaires, son univers qui est dans les tons jaunes et verts. Puis, peu à peu, l’appartement subit de légères métamorphoses qui passent d’abord presque inaperçues : les meubles changent ou disparaissent, ainsi que les proportions, puis ce sont les couleurs… Cela donne finalement l’impression d’être dans un autre appartement, qui pourrait être celui de sa fille. D’ailleurs, depuis le début, Anne prétend qu’il s’agit de son appartement. Et ainsi de suite jusqu’à finir dans un hôpital… Ce que je voulais, c’est que le spectateur reconnaisse l’endroit et, en même temps, commence à douter. Parce que ces transformations ne sont pas toujours évidentes, elles ne se produisent qu’en arrière-plan, de façon aussi subtile que possible, afin qu’il n’en reste que « l’impression » que quelque chose a changé, sans que l’on puisse savoir quoi exactement. C’est ce sentiment d’inconfort et de désorientation qui m’intéressait. Et c’était passionnant pour moi de chercher une façon visuelle de traduire cette perte de repères. Le décor, vous le disiez, joue un rôle capital. Racontez-nous votre travail avec Peter Francis. Le concept initial, c’était de tourner tout le film dans le même endroit, dans le même espace, mais en changeant le décor à l’intérieur de ce même espace. Nous avons tourné dans un studio, à Londres, pour pouvoir réaliser ces métamorphoses au fur et à mesure du tournage. La première fois que nous nous sommes rencontrés pour discuter de tout ça, Peter m’a montré le dessin de l’appartement tel qu’il se l’était imaginé à la lecture du scénario. Je lui ai ensuite montré le dessin que j’avais fait de mon côté. C’étaient exactement les mêmes ! Je me suis dit que nous allions bien nous entendre… Ensuite, tout le travail a consisté à trouver le juste équilibre, pour que ces changements de décor soient pertinents, sans être trop abstraits ou trop explicatifs. Il y a des éléments qu’on n’identifie qu’à peine, mais qui avaient pour moi de l’importance. Par exemple, les chaises colorées que l’on aperçoit dans la salle d’attente du cabinet médical… Ce sont les mêmes que celles qui, subitement, apparaissent dans l’appartement d’Anthony – comme pour signifier l’envahissement du territoire médical sur la vie quotidienne… De la même façon, la porte d’entrée noire du cabinet médical est la même que celle de l’appartement d’Anthony. C’était une autre façon de raconter cette histoire, à travers des objets et des éléments du décor. Je savais qu’à la fin du film, nous allions finir dans une institution médicale, et j’avais en tête l’image d’un couloir bleu pâle. Il fallait donc, petit à petit, avancer vers cet univers bleuté et aseptisé...

Comédie dramatique de Florian Zeller. 4,2 étoiles sur AlloCiné.

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