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Médecin de nuit


Mikaël est médecin de nuit. Il soigne des patients de quartiers difficiles, mais aussi ceux que personne ne veut voir : les toxicomanes.Tiraillé entre sa femme et sa maîtresse, entraîné par son cousin pharmacien dans un dangereux trafic de fausses ordonnances de Subutex, sa vie est un chaos. Mikaël n’a plus le choix : cette nuit, il doit reprendre son destin en main.

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Entretien avec le réalisateur; Elie Wajeman

D’où vous est venue l’idée de prendre le travail d’un médecin de nuit comme sujet ? Avez-vous fait une enquête dans la perspective de l’écriture du scénario et de la préparation du film ? Connaissiez-vous déjà ce milieu ?
J’ai toujours admiré les médecins de nuit dont j’ai souvent utilisé les services ! Leur arrivée au cœur même de la nuit leur confère une dimension romanesque qui m’a frappé il y a de nombreuses années. Je savais qu’ils feraient de bons personnages de fiction. J’ai pris le médecin de nuit comme un héros nocturne qui serait un révélateur de la nuit. Un peu comme Chandler utilise Marlowe, c’est-à-dire un détective privé, pour raconter Los Angeles et ses bas-fonds. Ce sont des gens qui sont branchés en permanence au contemporain. Ils sont des témoins importants de ce qu’il se passe la nuit quand tout le monde dort. En suivant un médecin de nuit, c’était une façon pour moi de faire un portrait moderne de Paris en 2020. De plus, cela me donnait la possibilité d’assouvir un de mes plus grands désirs de cinéaste : entrer chez les gens, voir ce qui est caché derrière les portes, derrière les fenêtres, quand les rideaux sont tirés. J’ai suivi un médecin de nuit que je connaissais pendant des nuits et des nuits. Nous arpentions Paris dans des quartiers populaires : 19ème, 20ème, 13ème arrondissement. Chaque entrée chez un patient était pleine de suspense. Je me demandais à chaque fois dans quel type d’appartement nous allions tomber ! Et sur qui !? Et nous avons eu plein de surprises ! 

Ça permet de toucher à une sorte de nudité existentielle…
Exactement. En suivant pendant des mois mon ami médecin je me suis rendu compte que beaucoup des appels étaient liés à des crises d’angoisses. Il soigne les plaies, les maladies mais aussi les angoisses… Il faut dire que j’ai découvert la grande solitude des parisiens. J’ai tenté de restituer ce sentiment dans le film. En prenant un médecin de nuit comme héros, j’ai voulu faire un film noir existentiel !

Le personnage de votre film est lui-même très angoissé. 
Il ne faut pas oublier que mon film est un film de genre. Mon personnage a des raisons d’être angoissé ! Il trafique du Subutex pour payer les dettes de son cousin Dimitri et les bandits avec qui il fraye peuvent être dangereux. Mais quand il travaille, il oublie ses problèmes, il est totalement dévoué à ses patients. En ce sens, avec ce film, j’ai fait le portrait d’un saint. D’ailleurs, c’est dit textuellement dans le film. 

C’est un saint qui mène une vie très imparfaite, très contrainte par une série de situations, de sentiments très contradictoires... 
Ce n’est pas un saint orthodoxe, c’est sûr. Mikael est un homme divisé, qui s’est beaucoup éparpillé dans ses pérégrinations nocturnes. Allant d’appartements en appartements, Mikael s’est perdu. Comme s’il laissait à chaque fois des bouts de lui-même dans les appartements des patients. J’aime les personnages divisés. Et j’aime en faire leur portrait. La nuit que passe Mikael dans le film va lui permettre de se reconstituer pour devenir un être plus complet. En tout cas, de se tenir debout.

Les drogués sont également très importants dans le film. La part de sainteté de ce médecin de nuit tient aussi au fait qu’’il donne des médicaments à des drogués, dans cette zone floue entre légalité et illégalité.
Je voulais que le médecin de nuit aille de rendez-vous en rendez vous et qu’on découvre avec lui ces personnages singuliers que sont les marginaux de Paris. Les consommateurs de drogues sont omniprésents dans la rue à Paris mais on les voit furtivement, il n’y a pas de vraies rencontres. Mon film était une façon de les rencontrer. Je voulais montrer leur côté émouvant et romanesque plutôt que de m’attarder uniquement sur l’aspect « glauque » de leur vie. Mikael va au-delà des ombres et considère les usagers de drogue comme des êtres singuliers dont il recueille la parole. Mon film est aussi le portrait d’un médecin qui est lui-même addict à la nuit. C’est d’ailleurs ce que j’ai pu noter dans mon enquête auprès des médecins de nuit : certains se plongent dans la nuit, quitte à rompre avec leur famille. La nuit comme un moment où on se retrouve seul et où on peut enfin s’extraire du monde diurne qui enjoint à la performance, à la bonne santé et qui peut effrayer les plus sauvages d’entre nous.

Une des forces du film, c’est que tous les personnages, même ceux qui apparaissent brièvement, ont une grande présence. Est-ce que ça vient de l’écriture, du casting, du tournage ?
D’abord de l’écriture. Je voulais créer plein de petites bulles (les visites dans les appartements, dans sa voiture) qui permettent d’aller au cœur des personnages et de faire des portraits comme un photographe pourrait le faire. Pouvoir rencontrer quelqu’un très vite, c’était un désir d’écriture et une jouissance de cinéma. Puis j’ai pris des acteurs professionnels et non-professionnels assez forts pour construire des êtres qui apportent un hors-champ, une existence complète en très peu de temps. Parfois la puissance d’un visage suffit ! 

L’action du film se déroule en une nuit. Est-ce que cette idée d’une dramaturgie resserrée est venue tout de suite ?
Non. Au départ, le récit se déroulait sur plusieurs jours. Mais, à force de travail, je me suis dit que tout devait se passer en une nuit et c’est là que le film est apparu. C’est un film noir tendu, nerveux dans lequel un homme doit résoudre sa vie en une nuit, sinon tout se qu’il a construit s’écroulera ! Je désirais créer une urgence incroyable. L’unité de temps crée cette tension que les bons films noirs doivent avoir. 

Les trafics de médicament sont au cœur de votre film. C’est une toile de fond très originale pour un film noir. Là aussi vous avez fait un travail documentaire ? 
Oui. J’ai fait tout un travail documentaire autour des pharmaciens et du deal de Subutex. J’ai découvert qu’il y avait des malversations, que certains pharmaciens pouvaient franchir la ligne rouge. Beaucoup ont acheté leur pharmacie trop chère, se sont retrouvés endettés, et, parfois, ne sachant pas très bien comment s’en sortir, certains ont choisi de faire des trafics. J’ai assisté à deux procès de médecins qui étaient accusés d’avoir collaboré à un trafic de Subutex. La drogue était convoyée en Allemagne par un dealer. Il a été arrêté avec des milliers de boites dans sa voiture. Un des médecins disait qu’il était un militant, qu’il avait décidé d’aider ces drogués, abandonnés par les pouvoirs publics et par la plupart des autres médecins. J’ai vu, à ce moment-là, comment un médecin pouvait basculer. Etait-il trafiquant ou militant ? La vérité semblait dure à déceler. Mais il ne faut pas associer le Subutex uniquement au trafic. C’est un médicament qui a aidé beaucoup de gens à ne pas mourir d’overdose. A vivre avec le manque sans que la vie ne se transforme en souffrance permanente. Quand j’habitais dans le 18ème arrondissement, on me proposait tout le temps du Subutex dans la rue. A partir de là, le mot Subutex a pris, pour moi, une dimension romanesque.

Le film n’est pas stricto sensu un polar, mais certaines parties du film s’inscrivent, à leur manière, dans le genre. On pense parfois à des films américains des années 1970, par exemple LE FLAMBEUR de Karel Reisz, avec James Caan… Est-ce que cet univers a nourri l’écriture de Médecin de nuit ?
Énormément. J’ai beaucoup d’attrait pour les cinéastes du Nouvel Hollywood. Dans l’idée que je me fais du Nouvel Hollywood, il y a une liberté d’écriture, une tension dramaturgique constante et un portrait existentiel des êtres. Trois éléments que j’essaie modestement d’avoir dans mes films et dans MÉDECIN DE NUIT en particulier. Beaucoup de films du Nouvel Hollywood suivent un personnage qui franchit la loi : je pense à MEAN STREET, au FLAMBEUR, ou LE PARRAIN pour ne citer qu’eux. J’ai voulu faire un film noir qui reprendrait certains codes (l’ambiguïté morale, les dettes, une femme entre deux hommes) mais en les modernisant au maximum. Mes autres films, ALYAH et LES ANARCHISTES, tournent aussi autour de ce franchissement entre la loi et l’illicite.

Drame de Elie Wajeman. 3,8 étoiles sur AlloCiné. 1 nomination au Festival de Cannes 2020 (Editions 73).

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