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Les amants sacrifiés


Kobe, 1941. Yusaku et sa femme Satoko vivent comme un couple moderne et épanoui, loin de la tension grandissante entre le Japon et l’Occident. Mais après un voyage en Mandchourie, Yusaku commence à agir étrangement… Au point d’attirer les soupçons de sa femme et des autorités. Que leur cache-t-il ? Et jusqu'où Satoko est-elle prête à aller pour le savoir ?

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Entretien avec le réalisateur, Kiyoshi Kurosawa

Comment était-ce de travailler avec Yu Aoi et Issey Takahashi ? 
J'avais déjà eu le privilège de travailler avec Yu à quelques reprises notamment sur Shokuzai (2013) et connaissais son extraordinaire talent d'actrice. Pour le rôle de Yusaku, j'ai demandé à ceux qui m'entouraient : « Qui est le meilleur acteur parmi les trente - quarantenaires ? » Leurs réponses étaient les mêmes : Issey Takahashi. C’est donc lui que j’ai choisi. Le comportement et le discours des personnages sont complexes et difficiles à appréhender pour la plupart des gens aujourd'hui. Mais avec des acteurs aussi exceptionnels, je n'ai pas eu grand-chose à faire. Sur le plateau de tournage, la seule chose sur laquelle je me suis concentré était de restituer leur justesse de la meilleure façon possible. Yu me disait à chaque scène qu'elle voyait plusieurs façons de l’aborder et me demandais laquelle je préférais. Elle n'a jamais laissé ses sentiments contrôler sa façon d'agir. Issey est similaire sur ce point. L’air de mystère et d’enchantement primitif qui entoure Yusaku fait partie du jeu d’acteur calculé d’Issey. Par-dessus tout, j'ai été très impressionné par le fait qu'ils ne m'ont jamais demandé une seule fois pourquoi leur personnage agissait de telle manière ou disait telle phrase. Il est important de connaître la motivation psychologique d’un personnage. Je n’ai cependant jamais de réponse type à ce sujet. Cela ne peut être élucidé que par les acteurs qui explorent et découvrent par eux-mêmes la vérité de leur personnage. Issey et Yu sont capables de faire cela en peu de temps.

Qu’est-ce que votre collaboration avec Ryusuke Hamaguchi et Tadashi Nohara vous a apporté ? 
Tout d'abord, je tiens à les remercier d'avoir écrit un scénario aussi intrigant. C’était mes étudiants à l'Université des Arts de Tokyo mais leur talent n'a rien à voir avec ce que je leur ai appris. Non seulement leur talent pour la réalisation, mais aussi pour la narration. Ici, l’amour d'un couple marié est pris dans une myriade d'influences extérieures, conduisant à une série de déceptions stratégiques. Ce n’est pas une histoire que je peux écrire, mes films ne pouvant être qualifiés de « romantiques ». Ce que je peux écrire, c'est tout au l’étrangeté humaine ! La manière dont ils ont travaillé le dialogue en se basant sur les films japonais des années 40 me dépasse. Ils ont su rendre hommage au cinéma de cette époque, notamment à Sadao Yamanaka [réalisateur de Pauvres humains et ballons de papier, considéré comme l’un des plus grands du cinéma japonais], mobilisé pour la Mandchourie où il décéda, à l'âge de 29 ans. On voit un extrait de l’un de ses films dans Les Amants Sacrifiés. Mais aussi à Mizoguchi, réalisateur du film Les Amants Crucifiés, qui est évoqué dans le film. La seule chose dont je peux peut-être me féliciter est d’avoir su compresser leur long scénario en un film de deux heures. En tant que scénaristes de Senses, film fresque de 5 heures, vous imaginez à quel point leur scénario originel était dense ! En tout cas, j'étais très reconnaissant et heureux que les acteurs aient autant travaillé pour manœuvrer ces dialogues très élaborés sans en changer un iota.

Quel fut le plus gros défi de ce film ?
Il était compliqué de donner un point de vue créatif et personnel sur le passé. Les faits historiques étant figés, donner sa propre vision sur une partie de l’Histoire relève presque du fardeau. Je ne pouvais pas me permettre d’être insouciant. Mais je suis parti du principe qu’il fallait avant tout faire ce film pour le plaisir, pas pour exprimer mon point de vue politique.

N’est-il pas paradoxal de tourner un film d’époque avec une prise de vue ultra-futuriste, le 8K ?
Le personnel technique de la NHK a mis toute son énergie pour que tout paraisse épuré et clair, comme une peinture en mouvement, et pas une réalité brute. Si vous faites une émission de sport en direct, le réalisme est une force, mais si vous essayez de faire un film de fiction, en particulier un film historique, la prise de vue en 8K peut sembler trop brute sans travail de post-production derrière. L’image y est si détaillée que les acteurs ne ressemblent pas à des gens qui vivent à l’époque du film : ils ressemblent à des acteurs qui jouent. Le personnel technique de la NHK a vraiment atténué cette cruauté en se débattant avec cette technologie révolutionnaire. Au final, cela donne l’impression de regarder une peinture en mouvement. Un miracle ! Car lorsque j'ai vu pour la première fois un échantillon des prises de vue en 8k, j'ai été à la fois surpris par sa résolution incroyablement élevée et inquiet de savoir si le film était prêt à adopter une technologie numérique aussi puissante. Mais je ne pouvais pas nier le désir que j’avais de manœuvrer cette dernière technologie dans mon expression cinématographique… Notre objectif n'était pas d'essayer de masquer le 8K mais plutôt de l'utiliser pour élever le film au statut d’œuvre d'art émouvante, donnant vie plus que jamais à un temps ancien.

Voyez-vous un parallèle entre cette époque et la nôtre ?
De mon point de vue, la Seconde Guerre mondiale et ce qui se passe actuellement dans le monde sont incomparables. Je pense que la situation actuelle est quelque peu hystérique du fait que personne ne sait contre quoi se battre. Je n’ai pas beaucoup coaché les acteurs pour ce film mais leur ai dit de garder à l’esprit le sentiment d’urgence typique de notre époque. N’importe quel mode de vie ordinaire peut être bouleversé en un instant. Même si vous essayez de mener une vie normale, la société vous surveille pour détecter d'éventuels signes de déviation. C’était le genre d'inquiétude que nourrissaient déjà les gens dans les années 40. Ce sentiment terrible d'être enfermé et épié, représenté par la présence écrasante de la police militaire de l’époque, est un sentiment que notre monde actuel peut comprendre…

Drame, historique de Kiyoshi Kurosawa. 1 prix au Mostra de Venise 2020 (Edition 77). 3,9 étoiles sur AlloCiné.

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