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De son vivant


Un homme condamné trop jeune par la maladie. La souffrance d’une mère face à l’inacceptable. Le dévouement d’un médecin et d’une infirmière pour les accompagner sur l’impossible chemin. Une année, quatre saisons, pour « danser » avec la maladie, l’apprivoiser, et comprendre ce que ça signifie : mourir de son vivant.

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Entretien avec la réalisatrice, Emmanuelle Beercot

Emmanuelle Bercot, d’où est née l’idée de ce film ? Vous souhaitiez parler de la mort d’un enfant, de la relation mère-enfant ou montrer un médecin humaniste ? 
À l’origine de ce scénario, il y a une coïncidence. J’avais depuis longtemps envie de faire un mélo ; je désirais à nouveau écrire pour Catherine Deneuve et Benoît Magimel ; et m’était venue l’idée d’une mère qui perd son fils. Honnêtement je n’en savais pas tellement plus si ce n’est que, quand on ne meurt pas d’accident à 4O ans, on meurt possiblement du cancer, donc j’avais aussi l’envie de traiter du cancer, de cette maladie qui peut condamner. Je suis comme tout le monde j’ai perdu plein de gens autour de moi du cancer, c’est indéniablement une expérience assez universelle. Mais voilà j’en étais là. Et il s’est produit cette chose, ce hasard, qui n’en est évidemment pas un, c’est que le Dr Sara, qui joue le cancérologue dans le film, a assisté à une projection à New York de « La tête haute ». Il a fait la queue après pour me parler et me dire que ce qu’il avait vu dans le film et ce que j’avais dit dans le débat qui avait suivi, lui laissait penser que je pourrais être intéressée par le travail qu’il faisait dans les « tranchées du cancer », c’est ce terme qu’il a employé. Et il m’a invitée à ce qu’on se revoie pour en parler. Le bonhomme, c’est évident quand on a vu le film, est extrêmement sympathique, lumineux, chaleureux, j’ai donc été assez saisie par sa proposition. Mais surtout j’ai fait immédiatement la connexion avec mon idée de mélo, et comme je crois aux signes… Je n’ai pu retourner à New York, où il travaille, qu’un an plus tard car je terminais un autre film ; mais cette idée ne m’a jamais quittée. Peut-être que ça ne servirait à rien, peut-être que ça n’aboutirait à rien… et en fait, après avoir passé une semaine avec lui, j’ai compris que je pouvais sans doute se faire rencontrer les deux univers : le travail de ce médecin et l’histoire d’une mère qui perd son fils, et le chemin de celui-ci vers la mort.

Comment s’est passée cette immersion dans son travail ?
Ce sont des dizaines et des dizaines d’heures de récit, de discussions, de rencontres avec d’anciens malades, avec son assistante, le musicothérapeute de l’hôpital, les soignants, et le privilège de pouvoir assister à cette scène surréaliste (quand on voit ça pour la première fois) : le tango en salle de chimio. Le jour où j’ai vu ça, j’ai eu la certitude qu’il y avait un film à faire !

Vous avez comparé son travail avec celui d’un cancérologue français en vous immergeant également en France ? 
Pas du tout. Même si je connais un peu, forcément, certains services de cancérologie en France. Mais j’ai tout de suite perçu que c’était un médecin exceptionnel. Bien évidemment je ne dis pas qu’il n’y a pas de médecins exceptionnels en France, il y en a c’est certain, mais tout ce qu’il m’a transmis me suffisait largement pour écrire ce personnage de médecin. Qui n’est d’ailleurs pas censé être emblématique d’une réalité française. Au départ ce n’était pas lui qui devait l’interpréter. Mais on a écrit en s’inspirant totalement de lui, de sa vision des choses, de sa méthode, de ses mots, de son tempérament. En somme, de cette pratique extrêmement humaniste qu’il a vis à vis de ses patients. Le film est nourri aussi de scènes réelles auxquelles on a pu assister, comme les cercles de parole qu’il organise pour que le personnel soignant puisse décharger ses émotions. Après, tout le reste, évidemment, était à inventer totalement. 

Votre volonté, vous l’avez dit, était de faire du mélo, de ne surtout pas être dans le documentaire sur un tel sujet ?
Oui ma volonté première étant de faire un mélo, ça a évacué tout de suite tout l’ultra-réalisme que je peux avoir pour d’autres films mais que je ne voulais pas ici. C’était un parti pris tout à fait assumé de ne pas être dans une restitution documentaire des services hospitaliers français et de leurs difficultés. Tant que la parole du médecin était vraisemblable et juste, il était clair pour moi que le propos du film n’était pas de rendre compte de l’état de la cancérologie en France, ni de la souffrance physique des malades.

Reste que l’on peut noter les différences de pratiques entre ces deux pays. Un seul exemple, cette volonté qu’a le Dr Sara de dire la vérité coûte que coûte qui peut paraître brutale, c’est plus américain que français. 
Ça je ne sais pas ; mais je crois qu’aux Etats-Unis comme ici, comme partout, il y a autant de manières de faire que de médecins. Partout dans le monde, il doit y avoir des médecins, pour qui, comme chez le Dr Sara, le principe de vérité est fondamental. Mais l’inverse, je le sais, existe aussi bien sûr. On ne peut nier que lui, de par son humanité, est un médecin exceptionnel, d’ailleurs tous les gens qui sortent du film disent « si j’ai un cancer un jour je veux être soigné par lui ! » En fait, la question de la vérité (sur la condamnation et sur le temps de survie) s’est avérée centrale dès le début de ce projet. Avec Marcia Romano, la coscénariste, on était divisées sur la question : elle assurait ne pas vouloir savoir, et moi j’affirmais que je voudrais savoir. Alors on avait envie que les gens sortent en se posant la question : « est-ce-que, dans cette situation, je voudrais ou non, savoir ? »

Quand on voit le film, on a une impression étrange : celle d’une intention qui bascule. Au départ, pour moi, c’est un film sur ce lien mère enfant, sur cet accompagnement et à un moment l’emporte la façon dont Benoît Magimel interprète magistralement cette fin de vie. 
C’est vrai. Le point de départ était de comprendre comment un médecin amène un homme à mourir et sa mère à accepter que son fils parte avant elle, ce qui est inacceptable pour tout parent. Et, petit à petit, il y a quelque chose qui a pris le dessus ; ce quelque chose c’est l’expérience métaphysique, par le jeu de Benoît, de ce que c’est que de mourir, de s’en aller. Et de faire le chemin pour l’accepter.

Delphine Horvilleur, une des premières femmes rabbins de France, accompagne souvent des hommes ou des femmes tout au long de leur maladie. Dans son dernier livre (« Vivre avec nos morts », Ed Grasset), elle parle des différentes phases par lesquelles les malades passent : le déni, la colère, la dépression, la négociation, la résignation. Dans votre film, elles y sont toutes, dans l’ordre. Ça aussi c’est intuitif ou là vous avez voulu du réalisme ? 
Je n’ai rien lu là-dessus mais je pense effectivement, qu’intuitivement, et une fois de plus, c’est venu comme ça, naturellement. Il y avait ce parti pris que tous les deux, mère et fils, soient dans le déni au départ ; puis évidemment il fallait la colère puis le travail du médecin pour l’amener à cette résignation. C’est le sens même du travail de ce médecin. Quelque part, la narration nous a dicté cet enchaînement que vous soulignez. Bien sûr, on a beaucoup entendu de malades du cancer s’exprimer, on a emmagasiné de nombreuses choses sur ce sujet et on s’est mises à la place du malade. Et Marcia Romano, comme moi, avons pu nous appuyer sur notre vie personnelle. Mais on n’a pas réfléchi comme ça.

À un moment le Dr Sara pose une question très étonnante à Benoît Magimel. Il lui dit : « Vous avez honte d’avoir le cancer ? ». Cette phrase, il l’a prononcée en consultation ? 
C’est ma phrase préférée du film ; elle est magnifique cette phrase. « Vous avez honte d’avoir le cancer ? », je trouve que c’est tellement beau de dire ça. On n’entend jamais ça… Cette phrase, elle vient de la journée d’essais que j’ai fait passer au Dr Sara, quand j’ai envisagé qu’il joue son propre rôle. Je lui ai fait jouer certaines scènes écrites avec des comédiens, et puis je lui ai fait faire des impros aussi ; dans l’une d’elles, je l’ai mis face à un jeune acteur qui était très mutique, très fermé, très mal. Et c’est dans son impro que le Dr Sara a dit cette phrase que j’ai entièrement retranscrite ; en fait, j’ai beaucoup fonctionné comme ça avec lui, lors de mes visites à New York. On faisait des simulations. Je lui disais : « voilà si je te dis ça, vas-y, qu’est-ce que tu vas dire ? Et si je te réponds ça, tu fais quoi ? etc ». Et comme il est très volubile, il déroulait des dialogues, en fait la plupart des dialogues qu’il prononce dans le film.

Drame d'Emmanuelle Bercot. 1 nomination au Festival de Cannes 2021 (Edition 74). 3,4 étoiles sur AlloCiné.

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