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Ondine


Ondine vit à Berlin, elle est historienne et donne des conférences sur la ville. Quand l’homme qu’elle aime la quitte, le mythe ancien la rattrape : Ondine doit tuer celui qui la trahit et retourner sous les eaux…

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Entretien avec le réalisateur; Christian Petzold

Vos derniers films avaient tous un arrière plan historique ou politique explicite.
Pour Ondine, vous avez choisi comme point de départ un conte. Je ne sais pas si l’on peut vraiment faire la distinction. Ondine parle de l’amour, ce que faisaient aussi Barbara, Phoenix et Transit. Mais dans ces films, il s’agissait d’un amour impossible ou d’un amour détruit, ou encore d’un amour qui va peut-être se développer. Cette fois, je voulais faire un film où l’on voit comment l’amour naît et perdure. De plus, il n’y a pas d’histoire apolitique. Le politique se glisse toujours dans les histoires.

Une part importante de votre film se passe sous l’eau, avec des scènes empreintes d’une magie très particulière. 
Dans le film Berlin Babylone d’Hubertus Sieger, qui raconte les transformations urbaines après la chute du Mur de Berlin, on voit des scaphandriers travailler dans les bassins sous le chantier de la Potsdamer Platz. Elle avait été la place la plus fréquentée d’Europe, presque un mythe, et voilà qu’on y construisait les bâtiments les plus affreux. J’avais beaucoup aimé ces images, avec ces scaphandres qui me rappelaient Jules Verne, avec ces ouvriers qui en quelque sorte dessoudaient un mythe. Ils travaillaient à la destruction d’un centre-ville qui s’était développé peu à peu et de manière organique, pour le remplacer par un nouveau centre qui ne s’est pas développé, qui est imposé d’en haut. On avait l’impression que des amateurs de trains miniatures devenus fous planifiaient une nouvelle Potsdamer Platz. Et sous la place, dans l’eau, on pouvait retrouver encore des restes de l’ancienne magie. Cela rappelle Jules Verne, cette aventure, ces gens qui soudent sous l’eau, dans une ville qui en fait avait sombré à cet endroit-là.

Votre lac n’est pas un lac enchanté au milieu d’une forêt, mais un lac de barrage, quelque part entre romantisme et industrialisation.
Le lac où nous avons tourné est situé près de Wuppertal, dans la région où j’ai grandi. La Wupper est une rivière qui trace une frontière, c’est le Styx de l’ère industrielle. Thyssen est né là, c’était une petite forge au bord de la Wupper qui est devenue un conglomérat mondial en copiant ce qui était alors le meilleur acier du monde, l’« acier bleu » suisse, et en arrivant à le produire à moindre coût. Cette industrie avait besoin de beaucoup d’énergie, et c’est pourquoi des barrages ont été construits sur tous les affluents de la Wupper, pour l’énergie ou pour l’eau potable. Et parce que cette ère industrielle au début de laquelle ils ont été construits n’avait pas encore d’esthétique propre, ils ressemblent souvent à de vieilles églises. Il y a ces deux éléments à la fois : la retenue d’eau, l’énergie, et une vallée noyée dans laquelle se trouvait un village. Sous l’eau, il y a une vie mystérieuse et cachée, les vieilles histoires ; au-dessus il y a la modernité, l’acier, et tout cela dans le même espace. Et c’est aussi comme cela que j’ai voulu construire mon histoire : dans le même espace. Quant à ces êtres maudits qui, dans les contes et les mythes, se livrent à leurs activités maléfiques sous l’eau, ils apparaissent dans le film comme des vestiges. 

Considérez-vous votre Ondine comme un personnage de conte ?
Nous avons déjà parlé de « Fantômes ». Les films de fantômes montrent des spectres qui veulent devenir des humains. Les terroristes dans Contrôle d’identité veulent être père et mère, ils veulent avoir une vie. Peut-être qu’au fond c’est le sujet de tous mes films. Ondine serait alors un personnage de conte qui veut devenir un être humain. Et nous la voyons essayer de réaliser ce souhait. Elle est déjà humaine et elle veut le rester. Quand elle plonge avec Christoph, elle disparaît soudainement, comme si l’eau, son élément, voulait la reprendre ; elle ne se souvient de rien, elle dit : « Non, je ne veux pas y retourner ». Mais le monde de la malédiction, le monde des mythes, ne la lâche pas, tout cela lui colle à la peau, c’est un monde brutal qui l’entraîne violemment sous l’eau… Les contes et les mythes - les mythes des hommes - ne laissent à Ondine qu’un infime espace de liberté. Ondine est une femme qui doit échapper au travail de projection des hommes. 

Peut-on échapper à cette malédiction des projections ?
Je me suis toujours intéressé aux personnages qui viennent au monde cent ans trop tôt, et incarnent quelque chose qui n’existe pas encore. Ondine est peut-être un de ces personnages : elle critique et combat la malédiction, mais trop tôt. Lorsqu’elle plante là Johannes, l’homme qui l’a trahie, elle est libre. Elle rentre chez elle, s’allonge sur son lit et écoute Stayin’Alive, la musique au son de laquelle elle a été réanimée par l’homme qu’elle aime. À ce moment-là, elle est libre. Et c’est juste à ce moment que la malédiction frappe à nouveau. C’est lorsqu’on se sent le plus libre que l’on est le plus vulnérable. La malédiction du monde ancien lui réclame un prix exorbitant pour sa liberté. Mais ce moment-là le vaut bien. Elle préserve ce moment de liberté pour que ce qu’elle a vécu reste présent. C’est pourquoi le dernier regard dans le film lui est réservé. Nous voyons le monde par ses yeux. C’était extrêmement important.

Avez-vous répété avec les acteurs les scènes sous l’eau ?
Quand ils sont sous l’eau, je n’ai pratiquement pas de contact avec les acteurs, je ne peux pas vraiment répéter avec eux. C’est pourquoi, en prévision de ces scènes-là, j’ai fait pour la première fois un story-board complet et un planning de tournage très précis, pour chaque plan et chaque mouvement. C’était très important pour Hans Fromm, le directeur de la photographie. Nous filmions un récit, et nous ne pouvions pas prendre des décisions à la dernière minute comme je le fais d’ordinaire le jour du tournage, durant les répétitions. Il y avait un caméraman sous l’eau, Sascha Mieke, et nous avions un moniteur en surface. Les acteurs pouvaient nous entendre grâce à des haut-parleurs sous-marins, mais la communication devait être réduite au minimum. Donc nous devions d’abord tout travailler en théorie, ensuite les acteurs allaient sous l’eau, parfois ils répétaient les mouvements puis ils ressortaient et nous en discutions brièvement. Et puis on y allait : « Plan 1, vous glissez dans l’eau et vous vous prenez par la main »… On tournait, puis on leur posait la question : vous voulez ressortir ou vous vous sentez de faire tout de suite le plan suivant, le subjectif, avant qu’on doive déplacer la lumière ? Nous avons volontairement planifié ces scènes au début du tournage. C’était incroyablement fatigant, mais c’était très bien car ça nous a donné un véritable élan.

Drame, romance allemand, français de Christian Petzold. 1 prix au Berlinale 2020 (Edition 70).

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