Haoui.com

A coeur battant


Julie et Yuval s’aiment et vivent à Paris. Du jour au lendemain, ce couple fusionnel doit faire face à une séparation forcée. Lui à Tel Aviv, dans sa ville natale, elle à Paris avec leur bébé, ils continuent à vivre ensemble mais par écrans interposés. Cette vie par procuration va vite connaître ses limites. La distance mettra leur amour à rude épreuve...

Repertoire Image

Entretien avec la réalisatrice Keren Ben Rafael et la scénariste Elise Benroubi.

Ce film est né d’éléments biographiques ou de votre imagination ?

Keren Ben Rafael – Il comporte en effet des éléments de mon vécu. Pendant une période, il y a quelques années, mon compagnon était absent (Damien Dufresne, chef opérateur du film) et j’étais seule avec notre fille aînée. Avec Damien, on communiquait beaucoup par Skype, situation qui finissait par être étrange. J’ai pensé à ce que tout cela racontait sur le couple d’aujourd’hui, avec ces écrans permanents qui nous rapprochent et nous isolent en même temps. 

Julie et Yuval sont séparés par les écrans, mais aussi par les kilomètres entre la France et Israël. Vouliez-vous tester le couple en situation extrême ? 

Elise Benroubi – L’éloignement exacerbe leurs problèmes. Quand on écrivait avec Keren, on s’est souvent demandé ce qui se passerait s’ils étaient ensemble dans le même pays. On se disait “ce problème-là devait déjà exister avant !”. Mais l’éloignement concentre et intensifie les choses. L’écran crée une illusion d’intimité mais accentue finalement la frustration de ne pas être ensemble. On s’est aussi demandé ce qui se serait passé si Yuval était parti mais que Skype n’existait pas. L’amour aurait-il mieux tenu ? Avec la technologie moderne, on a l’impression que l’autre nous appartient : son temps, sa vie, etc. Or, l’amour se préserve aussi grâce au mystère.

Ce film remplace la vieille formule “loin des yeux loin du cœur” par “loin du corps loin du cœur” ? 

KBR – Oui, quand il n’y a pas le toucher, la présence de l’autre est désincarnée. Dans les relations, et pas seulement de couple, sentir la présence physique de l’autre est très important. Pour plaisanter, j’appelais ces écrans le « Mur de Séparation ». 

La jalousie apparait assez tôt entre Julie et Yuval. L’éloignement dans un couple suscite-til forcément ce type de sentiments ? 

KBR – Quand on est éloignés, l’imagination travaille beaucoup plus. Mais peut-être que Skype pousse à l’extrême la suspicion avec cette présence à l’écran qui n’en est pas vraiment une. On se raconte alors des histoires sur l’autre. Nos parents s’envoyaient des lettres, c’était plus romantique, plus innocent. La technologie moderne renforce l’aspect surveillance de l’autre. 

D’ailleurs, Yuval (qui est en Israël) demande explicitement au baby-sitter parisien de ne pas couper Skype pour surveiller s’il s’occupe bien du bébé. 

KBR – Si Yuval était en France et qu’il sortait le soir avec Julie, il ne surveillerait pas le babysitter. La technologie permet de faire des choses qu’on ne pouvait pas faire avant et qu’on n’avait pas besoin de faire ! Elle crée des besoins bizarres : si on ne répond pas immédiatement à un de nos mails ou appels, on s’inquiète. “Pourquoi ne répond-il pas ? Que se passe-t-il ? etc.”. Tout cela change nos relations. 

EB – Ça crée aussi de l’angoisse. Je suis beaucoup plus angoissée depuis que le téléphone portable existe ! 

Vous avez aussi voulu montrer le couple comme une bataille de pouvoir sur l’autre ? 

KBR – Julie et Yuval sont très différents : différence de langue, de nationalité, de religion, de culture… Il y a beaucoup d’amour entre eux mais c’est aussi une histoire de “qui tire vers quoi et vers où”. Le film évolue comme un balancier oscillant entre eux. Quand l’un se sent bien, l’autre se sent moins bien. Au début, elle va bien, elle sort le soir, et lui va moins bien. Puis la solitude de Julie devient pesante alors que lui se remet à sortir… 

Leur relation est riche de thématiques : l’amour et le désir évidemment, mais aussi la séparation, l’exil, l’altérité, la parentalité, l’existence professionnelle, la technologie, le manque, les différences culturelles et familiales… 

KBR – En effet, un couple ne peut aller bien que s’il prend tout ça en compte. L’amour ne suffit pas, il y a tout un ensemble complexe de paramètres divers pour qu’un couple fonctionne. 

EB – L’autre forcément nous échappe. La mixité culturelle et nationale du couple formé par Julie et Yuval fait d’autant plus ressortir le sentiment d’altérité. Dans un couple, deux corps et deux âmes se rapprochent mais l’autre reste un autre. Quand on écrivait, on a beaucoup pensé à la phrase de Lacan, “il n’y a pas de rapport sexuel”.

KBR – Phrase qui est concrétisée dès la première scène ! 

Ils ont un bébé. Quel rôle joue-t-il dans la relation de ce couple ? 

KBR – Ce n’est pas un hasard si tout cela leur arrive en même temps. Devenir parent peut être un bouleversement pour un couple. L’enfant induit une responsabilité, rend la vie de couple moins légère. Toutes les questions que lui se pose sur son avenir professionnel, le pays où il souhaite vivre, sont aiguisées par la présence de l’enfant. Julie, c’est une superwoman : elle travaille, s’occupe du bébé et de la maison toute seule… Mais, elle a aussi ses moments de faiblesse et ne parvient pas toujours à déceler les difficultés de Yuval. Ce n’est pas toujours facile de vraiment “voir” l’autre. 

EB – Elle fait quasiment un numéro d’équilibriste avec la fameuse “charge mentale”. 

À CŒUR BATTANT est un film plutôt sérieux mais parsemé d’humour. C’était important pour vous d’apporter un peu de légèreté dans ce film sur un couple dysfonctionnel ? 

EB – On ne pouvait pas faire autrement, parce qu’on s’amuse beaucoup en écrivant ! Avec Keren, on part toujours très sérieuses puis on dérape vers la comédie. Mais ça, c’est la vie, c’est l’humanité dans tout ce qu’elle a de drôle et de tragique à la fois. On ne s’est pas dit qu’il fallait mettre de l’humour, c’était un processus naturel parce qu’un couple qui se déchire, ça peut aussi être comique.

KBR – Ces touches de comédie nous ressemblent. J’adore mélanger l’humour et la tristesse, comme dans les scènes avec le baby-sitter. J’aime quand le rire amène vers autre chose qui peut être grave, inquiétant. 

Il y a cette scène où le bébé est laissé seul par Julie qui ne supporte plus les remarques de Yuval. Le père, via Skype, s’inquiète mais ne peut rien faire. C’est un suspense insoutenable ! 

KBR – Cette scène était là dès le début de l’écriture, comme un fantasme négatif. Elle pousse à leur paroxysme plein de questions soulevées dans le film : la paternité de Yuval, les limites de Skype… Le bébé est livré à lui-même mais de l’autre côté de l’écran, on ne peut pas le prendre dans ses bras, on ne peut pas éviter qu’il risque de passer par la fenêtre, on ne peut rien faire et c’est horrible. C’est très frustrant pour Yuval. Je pense que tous ces outils numériques créent de la frustration. 

EB – Il les a regardés pendant des jours en disant tout le temps “fais pas ci, fais pas ça”. Julie prend beaucoup sur elle puis finit par exploser ! Dans cette scène, elle signifie à Yuval qu’il n’a qu’à s’occuper du bébé puisqu’il est si fort en conseils à distance. C’est une punition qu’elle lui inflige, une façon pour elle de lui exprimer son ras-le-bol.  

Ce qui est intéressant, c’est que ce dispositif prouve qu’au cinéma, on peut se projeter ou s’identifier potentiellement dans n’importe quel personnage. Par exemple, je suis un homme mais je me suis autant projeté, intéressé, identifié à Julie qu’à Yuval.

KBR – On a beaucoup travaillé là-dessus, à toutes les étapes du film. On tenait absolument à respecter un équilibre entre les deux. On voulait que le spectateur comprenne autant l’homme que la femme. Ils jouent de manière très naturelle et ils se sont laissés filmer d’une manière inhabituelle au cinéma. Parfois, ils ne sont pas à leur avantage, ils ne sont pas toujours magnifiés. 

EB – Les acteurs ont chacun amené cette empathie pour leur personnage. Ils sont touchants, même quand ils nous agacent.

EB – Elle est aussi chanteuse et c’est comme si elle cherchait tout le temps la note juste.

Noémie Lvovsky a deux scènes et elle est géniale, comme d’habitude, en mère aigrie en rivalité avec sa fille.

EB – C’était formidable d’avoir une actrice de cette qualité, on était tellement heureuses qu’elle ait accepté. En deux secondes, elle était le personnage.

KBR – Elle a aimé le scénario, on a répété chez elle et pris beaucoup de plaisir. Elle était aussi très contente de jouer avec Judith. 

Romance, drame français, israélien de Keren Ben Rafael. 3,6 étoiles sur AlloCiné.

">