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Une vie secrète


Espagne, 1936. Higinio, partisan républicain, voit sa vie menacée par l’arrivée des troupes franquistes. Avec l’aide de sa femme Rosa, il décide de se cacher dans leur propre maison. La crainte des représailles et l’amour qu’ils éprouvent l’un pour l’autre condamnent le couple à la captivité.

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Entretien avec les réalisateurs; Jon Garano, Aitor Arregi et José Mari Goenaga.

Quelle est la genèse du film ?
Jose Mari Goenaga : Nous avons été inspirés par le film documentaire 30 ans d’obscurité de Manuel H. Martin, projeté en 2012 au Festival de San Sebastian. Le film racontait l’histoire de plusieurs “taupes” pendant la Guerre civile espagnole. Il se concentrait plus particulièrement sur Manuel Cortes, le Maire de Mijas, une ville de la province de Malaga. Avant de voir ce documentaire, je ne savais pas grand chose sur les “taupes” mais réaliser une fiction sur ce sujet s’est imposé à moi immédiatement. Dès le départ, nous ne voulions pas seulement raconter l’histoire d’un reclus mais montrer le confinement de l’intérieur. Ce, de manière à pouvoir jouer avec le hors champ mais aussi avec le son, le visible et l’invisible. En combinant ces éléments, on construisait une allégorie de la peur, tout en parlant du fardeau symbolique qui pesait sur les épaules des “taupes”.

Pourquoi avez-vous décidé de travailler à trois réalisateurs sur ce film ? Quelle était votre méthode de travail ? 
Jon Garaño : Nous travaillons tous les trois ensembles depuis près de 20 ans. Jusqu’à présent, nous tournions nos films à deux, en variant les combinaisons. Mais cette fois-ci nous avons travaillé à trois en raison des problèmes logistiques qui se posaient à nous. C’était une expérience inédite pour nous. Notre manière collective de travailler est assez rare dans le milieu mais se révèle très efficace pour nous. Nous sommes convaincus que travailler à trois nous permet d’aller plus loin. Il est vrai que nous débattons pendant des heures mais les résultats sont là. Nous savons que ce n’est pas une façon classique de fonctionner. Pour travailler de cette manière, il faut connaître ses co-réalisateurs parfaitement. On doit savoir quelles sont leurs forces et leurs faiblesses. Il faut avoir suffisamment confiance en soi pour pouvoir leur dire à un moment donné que leurs idées ne sont pas bonnes. Il faut aussi être conscient que l’on va se battre jusqu’au bout et constamment pour ses idées. Mais surtout, il faut avoir une confiance aveugle en ses coréalisateurs.

Comment avez-vous travaillé la relation de couple qui évolue au fil du temps ? 
Jon
: C’était un aspect important du film. Au début, Higinio et Rosa viennent de se marier et leur amour est très fort. Avec les années, et comme pour la majorité des couples, leur lien évolue. Néanmoins, le film raconte une histoire d’amour hors du commun. Higinio et Rosa sont confrontés à une situation extrême, ce qui rend cette histoire d’amour si spéciale. Les événements extérieurs que sont la guerre civile espagnole et les années qui l’ont suivie affectent leur relation. D’abord à cause de la peur avec laquelle doit vivre Higinio. Plus tard, son enfermement dans la maison déforme son point de vue sur la réalité. Les informations qu’il reçoit sont filtrées. Sa seule source d’information est sa femme, ce qui le fait douter de tout et entraîne des situations conflictuelles. Les événements à l’extérieur les lie nt et les séparent à la fois. Plusieurs gestes laissent transparaître leur amour mais leur relation souffre parfois d’un déséquilibre. Rosa est celle des deux qui s’investit le plus tandis qu’Higinio, du fait de sa situation, n’a pas beaucoup à offrir. Cependant, je pense qu’il y a de l’amour entre eux du début à la fin du film. Jose Mari : Higinio se cache dans sa maison pour être avec sa femme. Ce qu’ils ressentent l’un pour l’autre va déterminer leur histoire. Les décisions sont prises au nom de l’amour. Le moment le plus tragique de leur relation intervient quand ils se demandent s’ils n’ont pas hypotéqué leurs vies, en choisissant la réclusion. Ils ne s’aiment plus comme avant et de nombreux doutes surgissent. Il est difficile de mettre un terme à ce genre de situation surtout quand vous pouvez exposer la vie d’une autre personne. Dans le cas de Rosa, elle se demande comment elle peut quitter Higinio, sachant qu’elle est son seul lien avec le monde extérieur.

Le film est ponctué de ces ellipses qui évoquent les trous dans lesquels Higinio s’enterre. Pourquoi cette construction narrative ? 
Jose Mari : Dès le départ, nous avions décidé de faire un film sec, sans trop d’effets de montage. Nous savions que les ellipses nous aideraient parce que nous ne pouvions pas embrasser 33 années sans elles. L’idée était d’ouvrir des fenêtres à mesure que le temps s’écoulait, de manière à ce que le spectateur imagine ce qui s’était passé entre les interstices. Jon : Dans ce film, les ellipses sont fondamentales mais nous ne les avons pas chargées en sens. Nous avons opté pour la simplicité. Notre idée était de les utiliser comme bon nous semble. C’est pour cette raison que certaines ellipses sont courtes et ne couvrent qu’une période de quelques jours quand certaines durent une décennie. J’aime la métaphore des trous dans lesquels Higinio est enterré car c’est exactement cela. Les ellipses renvoient à ce qu’il vit mais aussi à ce qu’il manque. Le public vit la même expérience que lui grâce à ces ellipses.

Est-ce que la peur est le sujet principal de votre film ?
Jon : Complètement. C’est le thème central du film et ce qui nous a poussés à le faire. Higinio se cache parce qu’il a peur. Même si nous ne sommes pas amenés à vivre une situation aussi extrême que celle du protagoniste, nous avons tous peur de sauter le pas, de quitter notre travail, de sortir du placard (comme le facteur par exemple dans le film). La peur est universelle et sans fin et c’est précisément ce qui nous intéressait.

Les séquences qui accompagnent la fuite de Higinio au début du film sont très physiques. Elles contrastent avec l’inertie qui sera la sienne tout le restant du film. Par la suite, c’est Rosa qui ne cessera d’être dans l’action... 
Aitor : Le film se découpe en plusieurs parties. Les premières minutes ressemblent presque à un film d’action et même à un survival. Higinio est en très grand danger. Il est sur le point de mourir. Que va t-il lui arriver? Va t-il s’en sortir ? Ensuite, la caméra est très dynamique et suit Higinio. Nous devions distiller cette tension. La traque, la lutte, les balles : comment les avons-nous mis en scène ? Javi Agirre Erauso, le directeur de la photographie et ses assistants ont couru après Antonio de la Torre avec la caméra. Ils l’ont talonné. On a de la chance d’avoir une super équipe et en parfaite santé de surcroît ! Le drame psychologique et l’émotion prennent le pas ensuite sur le thriller et en effet Rosa prend le contrôle de l’histoire à ce moment là. Les femmes des taupes, ne l’oublions pas, jouaient un rôle essentiel dans leur odyssée. C’est pour cela qu’il nous paraissait logique que Rosa prenne plus de place dans la suite du récit.

Pendant sa fuite, Higinio arrive dans un champ. La caméra suggère qu’il est agoraphobe, d’autant qu’il se perd dans son propre village. Est-ce que cela explique la suite des événements et l’incapacité pour le personnage de sortir de chez lui pendant 33 ans? Le film est-il l’histoire d’un héros ou d’un homme malade ?
Aitor
: Cette scène est un moment clé du film. On parle ici de la peur de changer le cours de son existence. La décision est entre les mains du personnage. Mais l’angoisse le pousse à rebrousser chemin. C’est le thème central de l’histoire. Ce n’est pas tant la peur de se faire arrêter ou tuer, toutefois bien réelle ici, que la peur de l’inconnu qui nous aliène et nous pousse à nous retrancher dans notre zone de confort. D’une certaine manière, il s’agit de la peur de la liberté. Si le spectateur comprend la décision de Higinio à ce moment-là, il saisira pourquoi il va passer les 30 prochaines années caché. Quant à savoir s’il s’agit d’un héros ou d’un homme malade, c’est avant tout une victime comme on lui dit dans le film. Nous nous sommes intéressés aux taupes car ce sont des personnages complexes. Ils étaient difficiles à cerner. Est ce que Higinio est un héros ? Pour beaucoup, il n’en est pas un à cause de sa lâcheté. Mais son comportement, même s’il dérange certains, est profondément humain. Qui n’a pas ressenti de la peur à un moment donné de sa vie ?

Higinio semble dévirilisé au fil du temps. Il porte même des vêtements de femme et coud.
Jon
: Il est surtout paralysé par la peur qui va l’accompagner pendant de nombreuses années. Et paralysé veut aussi dire figé dans le temps tandis que le monde continue sa marche. En toute logique, cette paralysie empêche Higinio de fonctionner normalement. Au point que, petit à petit, il devient une version rabougrie de luimême. Cela peut aussi vouloir dire que le mariage a conduit Rosa et Higinio à se ressembler. Il ne faut pas oublier que Rosa vit elle aussi dans un trou. Même si elle sort, on peut imaginer à quel point il est difficile pour elle de ne pas partager son fardeau. Tous les deux sont coincés dans ce trou qui a dissout leur couple. De la même façon qu’ils partagent la peur, ils partagent les mêmes vêtements. Il ne faut pas oublier non plus qu’ils ne peuvent pas laver et étendre des vêtements d’homme, pour ne pas être découverts par le régime.

Higinio vit dans une tombe et le fantôme de l’homme qui a violé sa femme lui rend visite. Cet épisode a-t-il une portée symbolique ?
Jon : Humm, c’est un spoiler, non ? De toute façon, nous aimions bien l’idée que Higinio vive avec le cadavre et le fantôme du garde civil qui avait violé Rosa. Il est contraint de composer avec cette situation toute sa vie. C’est quelque chose qu’il voudrait enfouir mais qui sera toujours là. L’idée d’un passé que l’on recouvre pour l’oublier est contenue là-dedans. Il existe encore des milliers de cadavres un peu partout en Espagne, dans des charniers. Ils sont là depuis la Guerre civile. Dans l’intérêt d’une réconciliation nationale, il a été décidé d’effacer collectivement de la mémoire le régime de Franco pour adopter une nouvelle démocratie. Mais la vérité, c’est que les corps ne sont toujours pas déterrés et cela suscite des débats et des plaintes chez une grande partie de la population. Quelque chose d’inattendu s’est produit pendant que l’on finissait le montage. Le corps de Franco a été déplacé de Valle de los Caídos (un gigantesque monument situé dans la banlieue de Madrid) pour être acheminé dans un tombeau familial, 44 ans après avoir été enterré. Ce changement de sépulture a suscité la polémique en Espagne. Il a été critiqué par la famille de Franco et par ses partisans (apparemment plus nombreux qu’on ne le pense) mais aussi par des médias et des hommes politiques conservateurs. Il semblerait que les plaies du passé ne soient pas encore guéries.

Drame espagnol, français de Jon Garano, Aitor Arregi et José Mari Goenaga. 3,3 étoiles AlloCiné.

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