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Douze mille


Alors qu’il perd son travail clandestin, et parce qu’il croit que Maroussia ne pourra plus l’aimer aussi bien, Frank part pour gagner autant qu’elle : douze mille, juste ce qu’il faut pour avoir un an devant soi. Pas plus, pas moins. Au fil de son odyssée prolétaire, il devient le héros qu’il rêvait d’être. Mais il y a un prix à payer...

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Entretien avec Nadège Trebal, la réalisatrice

Avant Douze mille, vous avez réalisé deux films, deux documentaires, Bleu pétrole et Casse, tous deux consacrés à des ouvriers au travail, l’un dans une raffinerie de pétrole, l’autre dans une casse automobile.
J’ai inscrit mes premiers films dans des lieux toxiques, qui condensent un rapport au monde, un imaginaire. C’est là, dans cette démesure industrielle, que s’incarne la lutte des classes, dans ces hommes à mains nues qui n’ont que leur corps pour capital. C’est dans cette adversité qu’ils m’apparaissent dans toute leur splendeur. Qu’il s’agisse du déploiement de leur corps pour les besoins de la mécanique, ou de la grâce de celui qui s’arrache au travail le temps d’une cigarette… J’ai du mal à trouver quelque chose qui dépasse ça, cette émotion politique et sensuelle.

Une des premières scènes de Douze mille est très franche, sensuellement. Vous vouliez montrer le désir comme moteur central du couple ?
Le désir et l’argent. Je voulais remonter jusqu’aux fondements matériels du couple. Comme une tentative de raconter les sentiments par l’action, en rapportant la conjugalité à une petite entreprise, où l’on ne déclare pas ses sentiments, on les prouve. Dans le film, c’est l’homme qui se retrouve économiquement inférieur à la femme.

L’inverse créerait le même déséquilibre érotique ?
C’est même ce qu’on voit le plus souvent. Le piment du film, c’était de voir l’homme dans ce renversement. Maroussia se range à cette idée, car elle est consciente que la situation précaire de Frank le castre en quelque sorte, et peut foutre en l’air la réciprocité de leur désir.

Tel un Ulysse moderne, Frank part pour gagner les fameux douze mille euros : plus il tarde à réunir cette somme, plus il est éloigné de Maroussia-Pénélope, moins ils peuvent faire l’amour. L’interdépendance argent-sexe-couple traverse vraiment tout le film, elle est sa moelle.
Oui, tout du long, j’ai tenté d’explorer ce lien sous forme d’une multitude de contrats. J’aime cette trivialité, lorsque les personnages commercent et marchandent, lorsqu’on les voit se mesurer à eux-mêmes, et les uns aux autres. C’est même le contrat de départ entre Frank et Maroussia, qui donne son titre au film, et le projette dans son odyssée. Son embauche ne marchant pas, ce devrait déjà être le temps du retour pour lui, mais il va employer ce temps à trouver d’autres sources de revenus pour réparer l’image qu’il a de lui. Douze mille est une histoire d’amour mais aussi d’amour-propre.

Vous filmez la scène de sexe entre Maroussia et Frank avec un mélange de pudeur et d’impudeur.
Je pense qu’un cinéaste a un devoir d’impudeur. La pudeur, c’est à la portée de tout le monde. On doit se faire violence pour sortir quelque chose de soi, on doit s’exposer. De toute façon, à un moment, la pudeur revient toujours au galop, comme le naturel. C’est des moments assez mystérieux et qui disent tout de nous, donc autant y aller. D’autant que l’enjeu de cette scène était central pour le film, c’est tout ce qu’il possède et duquel il va devoir s’arracher, le lit de leur amour.

La séparation du couple et l’éloignement de Frank induit aussi la question de la fidélité.
C’est une histoire d’amour en milieu hostile. Le libéralisme vient chercher les hommes jusque dans leurs draps, pour les emmener à la guerre. Est-ce que la disgrâce de ne pas avoir de travail et de place dans le monde va tuer leur couple ? Au fil de son odyssée, Frank rencontre d’autres femmes. Des femmes qui savent dominer leur désir. Une à une, elles vont le protéger de lui-même et le mener contre toute attente sur le chemin de son entrée dans le monde, et de son retour vers Maroussia. Frank reste fidèle grâce à elles, presque par inadvertance.

L’une des lectures du film serait les mille et une façons de subvertir le libéralisme ?
Frank se demande comment créer de l’argent sans travail. Il invente un tas de solutions minimales, de petits miracles, il fait métier de tout : danser, vendre des cigarettes, voler, siphonner la part que leur volent les multinationales en délocalisant... Un des moteurs du film est de suivre l’argent comme un personnage, sa circulation de mains en mains, d’un pays à l’autre. Cela dit, Frank n’est pas volontairement marginal. Il veut en être, jusqu’à s’acheter le droit de travailler officiellement dans la casse à la fin, en blanchissant son pactole auprès du petit patronat.

L’exploration de la précarité en milieu libéral est l’aspect réaliste du film, son côté ici et maintenant. Mais le film ménage plein d’échappées par la danse, l’humour, le travail sur les plans, la mise en scène… Vouliez-vous transcender le réalisme, dépasser le misérabilisme ? Faire du cinéma était aussi important que traiter du capitalisme ?
Avant tout je voulais inventer l’homme de mes rêves, une créature mythologique avec mille cordes à son arc, et qu’il nous crible de flèches. Forcément, ça, ce n’est pas réaliste !

Vous jouez vous-même Maroussia, ce qui peut étonner pour un premier film de fiction. Pour quelles raisons ?
Jouer m’a permis de mettre en scène différemment, de l’intérieur. Ça m’a donné un autre rapport aux acteurs : ils savaient que j’allais en être, qu’on allait tous prendre part à l’histoire. Jouer, c’est aller au feu. C’est la joie de s’exposer, de s’abandonner, et c’est une terreur, pour les mêmes raisons. Ce n’est pas possible de faire autrement que d’aimer follement les acteurs qu’on filme. Et moi, je n’avais pas ce regard sur moi. Donc, c’est aussi un exercice de solitude, une épreuve.

Comment avez-vous choisi Arieh Worthalter ?
Après une rencontre. J’ai tout de suite senti qu’il pouvait trouver Frank. Incarner un homme idéal, c’est impossible. Il fait tout, Frank : il danse, il fait l’amour, gagne de l’argent, tort des poignets, il échafaude… C’est un homme complet, toujours en avance ou dans le contretemps, c’est un connard et en même temps, il est désarmant. Arieh avait envie et peur de jouer tout cela. Ça m’a plu.

Vous êtes allée chercher Françoise Lebrun ou Florence Thomassin, qu’on voit trop rarement. Qu’est-ce qui a guidé ces choix ?
D’abord la certitude qu’elles seraient le personnage, et puis le plaisir de travailler avec des puissances féminines changeantes, des natures, irrégulières, irréductibles, l’espoir qu’elles allaient déborder la partition. Arieh a une autre culture de jeu, plus distante, plus réfléchie. Ça m’intéressait de lui opposer des femmes avec des textures de jeu plus sauvages, qui le déroutent.

Et le choix de Liv Henneguier ?
Là aussi, c’est une rencontre. Quelque chose m’attirait, dans son aplomb, sa précocité. Son visage a quelque chose du cinéma muet. J’ai tout de suite senti qu’elle réussirait à incarner la capacité d’amour de Romane, puis son renoncement, la façon dont elle devrait s’assoir sur son désir.

Comment s’est passé le travail avec Jean-Claude Gallotta ?
La danse, c’est l’unique patrimoine que Frank détient avec Maroussia, un précipité de leur histoire passée, un autre terrain de leur entente charnelle. Jean-Claude a composé ce qu’il appelle «la danse folklorique d’un pays imaginaire», une danse farfelue, cheap pour nos deux corps lourds et inexperts. À défaut de faire l’amour entre deux voies rapides, ils sautent, comme un pied de nez à la gravité du monde. Ce duo a servi ensuite de matrice pour les shows que Frank donne tout seul, amputé de sa moitié. De là, je me suis inspirée de nos mouvements, pour contaminer le reste du film de cette fantaisie physique, sur le port avec les amazones.

C’est la deuxième fois que vous collaborez avec le musicien Rodolphe Burger ?
Oui, il avait composé la B.O. de Bleu pétrole. Là, je l’ai entraîné vers une musique mélo, quelque chose de romanesque, qui porte l’histoire d’amour et l’odyssée : c’est donc une musique orchestrale, qu’il a jouée face au film, en épousant les pleins du récit et ses déliés. C’est là que le corps du film a fini de m’apparaître dans toute son unité.

Le film s’intitule Douze mille. C’est important que les lettres l’emportent sur les chiffres ?
Je n’aime pas du tout voir ce titre écrit en chiffres ! Pour moi, «douze mille», c’est un serment d’amour. C’est comme ça que se matérialise leur fidélité. Quand Frank ramène vingt-trois mille, c’est une crasse, une infidélité, son amour-propre prend le dessus sur son amour pour elle. Douze mille en lettres, c’est aussi anoblir le trivial, c’est rendre toute sa puissance au tangible, donner du poids à leur promesse.

Drame français de Nadège Trebal. 3,4 étoiles sur AlloCiné.

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