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Effacer l'historique


Dans un lotissement en province, trois voisins sont en prise avec les nouvelles technologies et les réseaux sociaux. Il y a Marie, victime de chantage avec une sextape, Bertrand, dont la fille est harcelée au lycée, et Christine, chauffeur VTC dépitée de voir que les notes de ses clients refusent de décoller. Ensemble, ils décident de partir en guerre contre les géants d’internet. Une bataille foutue d’avance, quoique…

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Entretien avec les réalisateurs; Benoit Delépine et Gustave Kervern

Dans la lignée de votre travail cinématographique, EFFACER L’HISTORIQUE est à la fois un “film période gilets jaunes” et une critique drôle et cinglante de l’ère numérique. Quelle était votre idée première ? Comment naissent les films chez vous ?
Benoit Delépine
- C’est notre 10ème film avec Gustave, on forme un duo d’amis et de cinéastes, et en fait, on met nos vies dans nos films. On a commencé avec Aaltra en Picardie, chez moi, dans les champs, et le but, c’était d’arriver un jour chez Gustave, à l’île Maurice. Ça faisait plusieurs films qu’on essayait sans y parvenir, et là, ça y est. Comme ce film parle de la mondialisation folle, on s’est dit que c’était enfin l’occasion d’aller jusqu’à Maurice, avec cette illumination : l’homme est le dodo de l’intelligence artificielle (ndr : une scène du film explique le dodo, pigeon géant de l’île Maurice qui a disparu en raison des activités humaines). Comme le dodo, l’homme croit être le roi du monde, n’avoir aucun prédateur le menaçant, mais il a créé l’intelligence artificielle qui est beaucoup plus puissante que lui, et aujourd’hui, on voit les prémices de ce qui va nous arriver. On pressent que ça va mal finir.

Gustave Kervern - Tous les jours, même avant de penser à ce film, on s’appelait, Benoit et moi, et on constatait qu’on était dépassé par les incroyables méandres de la vie quotidienne actuelle. Par exemple, je n’arrive toujours pas à comprendre pourquoi je paye 60 e pour mon forfait alors que je vois partout des forfaits à 20 e, et j’ai beau appeler, insister, on me répond que mon tarif est normal. On a sans arrêt l’impression gênante d’être les dodos de ce système. 

BD - On n’a plus d’interlocuteurs, on parle avec des boites vocales toute la journée.

GK - L’histoire de la latte du lit commandée par Internet m’est vraiment arrivée. C’était un chemin de croix infernal pour changer cette latte, le magasin me renvoyait chez le constructeur en Suisse, en Suisse on me renvoyait vers le magasin, etc. Tout le monde # 4 # 5 vit ça au quotidien pour l’assurance, la banque, l’abonnement téléphonique, tapez 1, tapez 2, ça prend un temps fou. Il faut bloquer un après-midi pour résoudre un truc, et encore, on n’est même pas sûr d’y arriver ! On se demande si on n’est pas soi-même inadapté puis on parle aux gens et on s’aperçoit que tout le monde vit à peu près le même truc. J’ai frôlé le burn-out avec ça. 

BD - La vie quotidienne est devenue une hallucination permanente. Pour faire nos films, on est souvent débordés par la réalité.

Vous montrez qu’il est difficile de protester auprès de quelqu’un dans le monde technologique : le pouvoir y est diffus, anonyme, mondialisé, désincarné. 
BD
- On s’est documenté auprès de hackers. Le principe du cloud, c’est que les infos nous concernant sont réparties dans plusieurs endroits dans le monde. Mais il existe quand même un endroit physique où il est possible de supprimer une information, endroit généralement situé en Californie. C’est pour ça que Marie part à San Francisco. GK - Nos trois personnages sont perdus face au monstre numérique. BD - Ils se sont rencontrés pendant le mouvement des gilets jaunes, et heureusement qu’ils sont devenus amis et s’épaulent. Comment partir seul à l’assaut de pareille forteresse ? 

GK - On parlait déjà de cette France périphérique dans Le Grand soir. Dans Effacer l’historique, on les voit isolés dans leur lotissement, ils ne prennent pas leur voiture pour limiter leur consommation d’essence et leur kilométrage, petit gag récurrent, mais qui montre bien qu’ils sont coincés chez eux.

Le film tape très juste et avec grande précision sur les absurdités technologiques de l’époque comme dans cette scène où Marie (Blanche Gardin) stocke ses divers identifiants et mots de passe dans son congélateur ! 
BD
- Oui, on passe notre temps à refaire des mots de passe. 

GK - Tu finis par mettre le même mot de passe partout avec le risque de te faire tout pirater d’un seul coup ! Puis il y a les indices de sécurité de ton mot de passe, alors il faut en refaire un plus compliqué et plus difficile à mémoriser… 

BD - On vit dans un asile à ciel ouvert ! Et on n’a pas le choix, on ne peut plus dialoguer avec une personne humaine. Après, on s’étonne qu’il n’y ait plus d’emplois. Ben oui, il n’y a plus personne nulle part alors pourquoi n’y aurait-il pas de chômage ? Et s’il n’y a plus d’emplois, pourquoi y aurait-il une retraite à 64 ans ? Tout est aberrant. Les gens sérieux qui réfléchissent à notre avenir savent qu’il y aura de moins en moins d’emplois, que les machines et les ordinateurs feront le boulot, qu’il n’y aura plus personne pour cotiser à la retraite.

Vous parvenez à faire rire de ces choses qui ne sont pourtant pas drôles.
GK
- Quand on renvoie Bertrand (Denis Podalydès) vers une autre poste à cinquante bornes, c’est drôle, mais ce qui est triste, c’est que c’est vrai. 

BD - Je croyais avoir inventé la formule “cœur de hauts de France” où est située cette poste, mais ça existe vraiment. “Cœur de hauts de France”, c’est vraiment la novlangue. C’est sûr que ça sonne mieux que “Foie de bas de France” !

Comédie française, belge de Benoit Delépine et Gustave Kervern. Un prix au Berlinale 2020 (édition 70) et une nomination au Festival du Film Francophone d'Angoulême 2020 (édition 13).

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