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Un divan à Tunis


Après avoir exercé en France, Selma, 35 ans, ouvre son cabinet de psychanalyse dans une banlieue populaire de Tunis.  Au lendemain de la Révolution, la demande s'avère importante dans ce pays « schizophrène ». Mais entre ceux qui prennent Freud et sa barbe pour un frère musulman et ceux qui confondent séances tarifées avec "prestations tarifées", les débuts du cabinet sont mouvementés… Alors que Selma commence enfin à trouver ses marques, elle découvre qu'il lui manque une autorisation indispensable pour continuer d'exercer…

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Entretien avec la réalisatrice Manelle Labidi

Comment est né le projet ?
La Tunisie a toujours été pour moi une matière cinématographique puissante, de par ses paysages, sa lumière et la complexité de ses habitants au carrefour entre culture arabo-musulmane et méditerranéenne. Je savais que mon premier film se passerait à Tunis mais c’est la révolution tunisienne qui a été le véritable déclencheur. La révolution a rendu le pays tout d’un coup « bavard » après des décennies de dictature et c’est cette effusion de parole intime et collective que j’avais envie de traiter. J’ai aussi compris que la révolution avait eu impact sur le psychisme de la population : la chute brutale de la dictature avait plongé le pays dans un chaos et une incertitude provoquant chez certains des troubles anxieux et dépressifs liés aux interrogations sur l’avenir politique du pays, la crise économique, le spectre islamiste, le terrorisme. Les mois qui suivirent la révolution m’ont fait penser aux mois qui suivent les débuts d’une analyse. Tout est à reconstruire, on remet tout en question et puis progressivement chaque chose retrouve une place. De là, est née cette figure de psychanalyste franco-tunisienne, oreille à la fois extérieure, distancée mais mue par une volonté de venir contribuer à la reconstruction de son pays d’origine et de donner un sens à vie.

Vous ne jouez pas sur le clash orient/occident dans le film, pourquoi ce parti pris ?
La psychothérapie et la psychanalyse sont encore des pratiques marginales et difficiles d’accès en Tunisie mais je ne crois pas que cela relève uniquement de blocages profonds liés à la religion ou à la culture. Cette dimension existe biensûr mais je me méfie des théories essentialistes sur le monde arabo-musulman. Les résistances face à ces disciplines existent un peu partout en occident encore aujourd’hui. Je n’avais aucune envie de surfer sur le crédo facile du «  corps étranger occidental qui vient prêcher la bonne parole auprès d’une population naïve et inculte  ». Ce n’est pas la réalité. La demande pour les consultations psychothérapeutiques a crû auprès de la classe moyenne depuis la révolution et alimenter le cliché de la psy occidentalisée seule contre une population arriérée aurait été grossier et injuste. Je voulais placer l’enjeu ailleurs, autour du projet fou d’une jeune femme venant installer un cabinet dans un pays en ébullition, en pleine reconstruction sociale, politique, économique et administrative.

Ce sont des sujets qui sont habituellement traités de façon dramatique. Est-ce que choisir la comédie vous a permis de les aborder plus frontalement ?
L’actualité des dernières décennies a réduit le monde arabo-musulman au terrorisme, à l’islamisme, à la question du voile, aux figures masculines répressives et à des figures féminines bafouées. J’avais envie d’utiliser les outils de la comédie pour sortir de ce schéma et offrir un regard différent. La comédie, ses codes, ses outils cinématographiques permettent de traiter de ces sujets complexes de manière élégante et distancée, ce qui m’a offert une très grande liberté. Par ailleurs, l’humour fait partie intégrante de la culture tunisienne et l’évacuer de ce film aurait trahi l’énergie du pays.

Est-ce-que la comédie est un genre qui vous attire particulièrement ? Certains films ont-ils influencé UN DIVAN A TUNIS ?
La comédie est un genre que j’affectionne particulièrement. C’est un genre exigeant, tant au niveau de l’écriture, que du rythme qui s’apparente à une partition de musique et de la mise en scène que j’ai voulue sobre afin de laisser les situations et le jeu des comédiens s’épanouir. La comédie italienne des années 60/70 a été une référence importante, car elle traite de sujets sociaux et politiques en les passant au crible de l’humour et de la satire. Il y a dans ces comédie une vitalité et une outrance toujours teintées de poésie et d’humanité qui ont résonné très fortement chez moi et ont fait le pont avec ma culture arabo-méditerranéenne. Le choix de la musique et notamment la chanteuse Mina qui ouvre et referme le film n’est évidemment pas anodin.

Le personnage de Selma est assez atypique, elle est en décalage avec son pays et sa famille, ne se conforme pas à ce qui est attendu d’elle. Est-ce inspiré par votre expérience, votre entourage ?
Le personnage de Selma est atypique même si l’on sort du cadre purement tunisien. Je tenais à créer un personnage de « cow-boy », taiseux, solitaire, mystérieux, virile qui ne cherche pas son salut dans une vie de famille ou une relation amoureuse. Je ne voulais pas non plus en faire un symbole de la liberté des femmes arabes. Elle assume ses choix, sa cigarette vissée au bec sans discours ni revendications. Ce sont ses actes, ses choix de vie et son ouverture à l’altérité qui traduisent sa liberté et sa force. Par ailleurs, alors que le film traite de la psychanalyse, j’ai fait en sorte de ne pas « psychologiser » le personnage de Selma. Quelques éléments sont glissés ici et là concernant son passé, les raisons profondes de sa venue en Tunisie, son rapport aux hommes et à la famille mais il n’y jamais de révélations explicatives. Je veux laisser le spectateur projeter ce qu’il veut sur cette femme comme des patients qui projettent des choses sur leur analyste. Enfin, à travers le personnage de Selma, je souhaitais traiter de mon rapport ambigu avec ce pays que je crois connaitre, dont je maitrise la langue, les usages, mais dont, parfois, je me sens très éloignée, voire en décalage. Mes choix professionnels et personnels, en dehors du cadre traditionnel, ont confirmé l’image que je traîne dans ma famille tunisienne depuis toujours, à savoir celle d’une femme étrange, atypique voire folle pour certains. Je voulais raconter cette histoire vue de l’intérieur, avec un regard biculturel franco-tunisien.

Comment Golshifteh Farahani a-t-elle été attachée au film ? Comment a été votre collaboration ?
Le mot d’ordre du casting de ce film a été « relief », c’est à dire aller vers une large variété de «  gueules de cinéma  » capables de crever l’écran par leur présence. Outre la subtilité de son jeu, j’avais un désir fort de travailler avec Golshifteh. Elle a une puissance cinématographique hors du commun, à l’écran quelque chose d’étrange s’opère qui est difficile à expliquer mais qui relève selon moi de la magie. Le caractère taiseux de Selma exigeait cette cinégénie et ce charisme. L’autre élément qui a fait de Golshifteh une évidence pour ce rôle, c’est son parcours de vie qui à certains endroits raisonne avec celui de mon personnage. Elle a d’ailleurs appréhendé ce rôle de manière quasi instinctive et émotionnelle. Pour mon premier film, travailler avec une telle actrice a été un véritable cadeau. Elle a une intelligence du jeu, des situations, de ses partenaires et de la caméra qui a fait d’elle mon alliée sur le plateau.

Le film offre une galerie de personnages haut en couleur. Comment les avez-vous créés ?
J’avais envie de filmer la Tunisie et principalement sa classe moyenne, celle qui vit le plus grand tiraillement entre modernité et tradition, écrasées par l’endettement par l’hypocrisie liée à la question de la sexualité et de la religion. D’ailleurs, la question de la religion est traitée en creux. C’est un élément qui structure la vie de mes personnages, mais n’est pas au centre du récit. Le film est une fiction, pas un documentaire. Je pars évidemment d’une base réaliste et les personnages du film sont des hybrides entre réalité et fiction. J’ai voulu éviter à tous prix de tomber dans la sociologie primaire : le père macho et autoritaire ou la pauvre femme opprimée. J’ai voulu secouer les représentations avec un imam jeune et ouvert, une mère de famille gardienne du temple, un père obsédé par la réussite scolaire de sa fille, un personnage de flic incorruptible, le personnage de Raouf confus dans son genre malgré une virilité méditerranéenne exacerbée en apparence. Le film n’est pas dogmatique, je ne défends aucune thèse en particulier. J’ai essayé de mettre en scène des personnages aux conflits « banals et quotidiens » : élever des enfants, lutter contre une addiction, questionner son identité sexuelle, vouloir quitter sa famille pour vivre l’aventure, la crise du couple…Ce qui m’intéresse, ce sont leurs contradictions, leurs petites lâchetés, leurs raisons, leur courage, leur morale. Les personnages de mon film sont tous à leur manière traversés par une forme de mélancolie et ce sont les ruptures de ton comiques qui les rendent complexes, humains et donc universels.

Le film se conclut sur une note d’espoir et d’optimisme, autant pour Selma que pour son entourage. Est-ce-que c’est révélateur de votre regard sur l’évolution du pays ?
Le film offre une fin ouverte penchant en effet vers l’espoir et l’optimisme. Pour autant, les histoires des uns et des autres ne sont pas closes et offrent une infinité d’issues, positives ou négatives. Depuis la révolution, le pays continue sa transformation. Il y a des choses qui ont avancé dans le bon sens, d’autres moins évidemment mais les tunisiens sont un peuple intelligent, jaloux de sa liberté et de sa singularité dans le monde arabe et je ne peux qu’imaginer le meilleur pour l’avenir.

Drame, comédie française de Manelle Labidi. 3,7 étoiles sur AlloCiné.

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