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Madre


Dix ans se sont écoulés depuis que le fils d’Elena, alors âgé de 6 ans, a disparu. Dix ans depuis ce coup de téléphone où seul et perdu sur une plage des Landes, il lui disait qu’il ne trouvait plus son père. Aujourd’hui, Elena y vit et y travaille dans un restaurant de bord de mer. Dévastée depuis ce tragique épisode, sa vie suit son cours tant bien que mal.Jusqu’à ce jour où elle rencontre un adolescent qui lui rappelle furieusement son fils disparu…

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Note d'intention de Rodrigo Sorogoyen, le réalisateur

Histoire d’un processus
Écrire, créer, faire un film. Confectionner une histoire dans le langage cinématographique est une tâche ardue, longue, et parfois insupportable. Pleine de déviations en chemin. C’est une aventure fatigante, fascinante, souvent révélatrice. On pense que le plus important est le produit final, l’alliage d’images et de sons présenté au spectateur et condensé en une centaine de minutes. Mais nous tous, professionnels du métier, savons c’est le chemin que nous parcourons pendant le processus qui importe le plus. Un chemin au long duquel nous apprenons à cohabiter, à travailler, à perfectionner notre métier quel qu’il soit, et qui nous donne aussi, si l’on sait se montrer attentifs, de grandes leçons de vie. Je m’apprête à raconter le processus parcouru avec ce projet si particulier pour que le lecteur comprenne l’envie et la force qui nous poussent à le réaliser. 

L’histoire 
Après le tournage de mon court-métrage MADRE, toute l’équipe est restée sur une sensation d’immense satisfaction. C’était comme si l’on pressentait ce qui allait se passer. Cinq mois après, une fois la post-production terminée, nous en avions confirmation avec des débuts réussis dans les deux premiers festivals. À Medina del Campo, nous avons gagné le Prix de la Meilleure Photographie et une semaine plus tard, au Festival de Málaga, nous avons remporté deux prix : une récompense pour l’Interprétation magnifique de Marta Nieto et le Prix du Public. Neuf mois plus tard, et après 70 prix dans 60 festivals (internationaux pour beaucoup), nous avons gagné le Goya. Dès le début, je disais aux membres de l’équipe ou à quiconque avec qui j’en discutais, que ce court-métrage m’avait toujours inspiré une grande scène d’ouverture de long-métrage. Tout le monde était d’accord. Il était clair qu’on disposait d’un beau matériel. Nous voulions poursuivre l’histoire d’Elena. On ne pouvait pas la laisser comme ça, sortant de chez elle, affolée, à la recherche de son fils. On a mis tant d’effort à raconter la tragédie d’Elena que les principaux responsables, la productrice María del Puy Alvarado, l’actrice Marta Nieto et moi-même, avons toujours pensé qu’on devait quelque chose à cette histoire et à ce personnage. Personnellement, la possibilité de travailler beaucoup plus longtemps et de manière beaucoup plus approfondie avec Marta Nieto m’a énormément motivé. Pendant le tournage du court-métrage, j’ai découvert une immense actrice, dotée d’une sensibilité électrique et, bien sûr, une camarade formidable avec qui j’avais très envie de travailler sur mon prochain long-métrage. Il en est de même pour le reste de l’équipe. La possibilité de récidiver avec eux et de faire une histoire plus étoffée est un grand moteur. Une fois décidé à poursuivre l’histoire d’Elena, j’ai appelé ma complice Isabel Peña (co-scénariste), qui n’avait pas collaboré avec moi sur le court-métrage. Je lui ai dit que ce n’était pas un thriller mais un pari un peu plus risqué, et à mon avis, bien plus intéressant. Le film ne raconterait pas ce qui se passe juste après le court-métrage, mais ce qui arrive à Elena de nombreuses années après. J’ai posé l’hypothèse de départ sur la table : « Qu’arriverait-il si Elena, qui a perdu son fils depuis longtemps, rencontrait maintenant un adolescent qui lui rappelle beaucoup son fils disparu ? » On s’est donc mis à écrire à partir de cette hypothèse. On ne savait pas vraiment pourquoi Elena s’intéressait à ce garçon - qui serait - français, mais curieusement on la comprenait très bien. Isabel et moi aimons beaucoup les histoires sombres (sombres dans le sens de cachées), les histoires qui parlent de ce que l’être humain a de plus profond. Des émotions et des comportements humains que nous ne connaissons pas, que nous ne reconnaissons pas. Il y a une citation de Térence qui explique très bien notre obsession à raconter ce genre d’histoires : « Je suis un homme et rien de ce qui est humain ne m’est étranger ». Je suis de plus en plus convaincu qu’avec nos scénarios et nos films, Isabel et moi cherchions à connaître, à essayer de comprendre les personnes qui nous entourent, les gens dont on sait peu ou beaucoup, l’espèce humaine en général. Toutes nos histoires naissent toujours, et je dis bien toujours, de l’incompréhension du comportement d’un (ou de plusieurs) personnage/être humain. C’était le cas dans mes 8 9 précédents films. Et à partir de là, nous avons commencé à écrire. Écrire sur quelque chose que nous connaissons déjà nous semblerait ennuyeux. Mais surtout, l’être humain nous fascine et c’est comme si nous nous mettions au défi d’essayer de comprendre chacune des actions (horribles, géniales, fascinantes en fin de compte) qu’il est capable de faire dans des situations limites. 

Le transvasement de genres 
Le changement de genre a tout de suite intéressé Isabel. On trouvait ça très puissant de commencer par un court-métrage de suspense qui invitait au thriller, pour finir sur quelque chose qui n’ait rien à voir en termes de genre. Le premier grand handicap se présentait à nous. Comment satisfaire un spectateur qui voit ce court-métrage et à qui nous n’offrons pas ce qu’il attend (la résolution de cette aventure) ? En lui offrant mieux. Le défi était donc double. Après avoir passé cinq ans à travailler sur deux thrillers d’assez grande envergure (QUE DIOS NOS PERDONE et EL REINO), nous avions tous les deux le désir de revenir à une histoire intime, de personnages. Nous voulions retrouver l’essence du premier travail que nous avons mené ensemble : STOCKHOLM. Ainsi, l’idée de la course contre la montre d’une mère à la recherche de son petit garçon potentiellement aux mains d’un ravisseur s’est effacée définitivement pour laisser place à l’histoire intime d’Elena qui, plusieurs années plus tard, cohabite avec sa douleur et lutte pour sortir de ce tunnel obscur dans lequel elle est plongée depuis longtemps.

La maternité 
De quoi parle MADRE ? Dès qu’on a commencé à écrire, Isabel et moi écrivions un mot ou une phrase sur notre tableau pour ne jamais oublier ce dont on parle vraiment. Ici, le mot était maternité. Le court-métrage voulait déjà parler de ça. D’où la présence du personnage de la grand-mère. Isabel et moi sommes tous deux enfants uniques et nous entretenons donc une relation particulière avec nos mères. C’est pourquoi le sujet nous intéressait beaucoup. Si je repense à notre filmographie, les mères y occupent une place importante ou déterminante, ou bien elles apparaissent à un moment spécial du récit. Clairement, il y avait matière. Le sentiment de perte du personnage d’Elena devait être tellement fort qu’en rencontrant ce garçon si spécial, Jean, elle en vienne à éprouver un sentiment puissant qui la pousse à ne penser qu’à lui, à vouloir être avec lui. Voire à mettre sa stabilité en danger (une stabilité qu’elle avait mis de longues et sombres années à trouver) pour rejoindre cet adolescent français pratiquement inconnu. Quelque chose nous semblait là terriblement puissant. Quelque chose de l’ordre du pouvoir suggestif de l’esprit, de l’imagination, en l’occurrence du spectateur, et sur lequel un scénariste doit toujours compter. Dans le court-métrage, on ne voit jamais ce qui se passe à l’autre bout du fil. Cela a permis à chaque spectateur d’imaginer le pire et donc, plus important encore, d’établir un rapport personnel et unique avec le récit. 

La folie
Quand on a commencé à évoquer l’histoire du personnage d’Elena, je me souviens qu’on parlait d’elle comme si elle était folle. Grave erreur de notre part. Au-delà du fait que ce terme devrait être utilisé avec beaucoup de précaution et de respect, voire simplement ne pas être employé, l’utiliser pour notre personnage nous éloignait irrémédiablement d’elle. Comment pouvions-nous la comprendre si elle était folle ? Et si nous ne la comprenions pas, le spectateur ne comprendrait pas sa démarche et perdrait facilement le fil du récit. Il nous est alors apparu un autre sujet qu’on voulait traiter dans le film : la facilité avec laquelle la société traite de fou ou de folle quiconque qui sort de la norme. Si un individu se comporte autrement que la masse, c’est pour une seule raison : il n’est pas bien dans sa tête. Cela peut paraître inoffensif, mais c’est extrêmement grave à nos yeux, car on stigmatise des millions d’individus et on continue d’imposer l’aliénation comme norme pour la grande 10 11 majorité. Elena livre une autre bataille, en plus de celle de son propre conflit : la bataille contre les spectateurs (ceux de sa vie et ceux du film) qui pensent qu’elle fait tout ça parce qu’elle est folle. Dans notre volonté de comprendre Elena, on s’est interdit de l’appeler ainsi. On a préféré utiliser le terme « abîmée ». On a essayé de se mettre à sa place. Comment réagirions-nous s’il nous arrivait la même chose ? Deviendrait-on « fous » ? Mais en y réfléchissant sérieusement, on n’accepterait pas de s’entendre dire qu’on a perdu la tête, qu’on agit sans aucune rationalité, sans aucune cohérence, que peu importe ce qu’on fait puisqu’on est fous… Impossible de comprendre Elena comme ça. On pensait que, s’il nous arrivait la même chose, on plongerait dans une longue dépression. Dans une terrible période de douleur, de frustration, de chaos mental, de haine de la vie et peut-être même du genre humain, mais que tout ce qu’on ferait serait justifié par cette perte justement. On ne serait pas fous. En y pensant, en essayant de nous mettre à la place d’Elena, on ne désire qu’une chose : qu’elle se rétablisse, qu’elle guérisse de cette douleur. Elle le mérite autant que quiconque à qui il arriverait une chose semblable. Et c’est en comprenant cela que nous avons pris une décision très importante. Elle concerne le début du film. Nous ne voulions pas que le spectateur assiste aux pires moments d’Elena. Il y a une ellipse, sur les dix ans qui séparent la tragédie racontée dans la première scène et le début de notre histoire. Dix ans durant lesquels le spectateur n’assiste pas à la douleur, le vide, l’obscurité dans lesquels était plongée Elena. Cela nous paraissait plus intéressant, et aussi plus novateur. Voire, avec le recul, mieux pour son nouveau conflit : si elle sort de ce tunnel, si elle a trouvé ce retour à la vie normale au côté du personnage de Joseba, il sera encore plus dur, plus difficile, plus dramatiquement intéressant en somme, qu’elle mette tout cela en péril lorsqu’elle rencontre Jean.

Voyage de l’obscurité à la lumière
Il y a peu de temps, j’ai compris que le court-métrage MADRE ne traitait pas de la maternité, mais de la peur. De la façon dont la peur s’empare de nous sans qu’on ne puisse rien y faire. De ces moments où ce qu’on craint le plus se produit. De notre façon de toujours imaginer le pire. De notre société où règne de plus en plus le terrible dicton : « Méfiance est mère de sûreté ». C’est curieux, dans les nombreux colloques auxquels j’ai participé avec le court-métrage, on admettait toujours avec une assurance presque empirique que l’homme qui trouve Iván sur la plage est un ravisseur/pédophile. Je leur répondais : « Vous ne l’avez pas vu. Tout ce que vous savez de lui, c’est : un, qu’il urine sur la plage et deux, qu’il s’approche d’un enfant qui est seul sur une plage immense. Pourquoi ne peutil pas aller l’aider ? ». J’ignorais si cet homme était inoffensif, mais je trouvais curieux que presque tous les spectateurs puissent suspecter un homme dont ils savent si peu de choses. Quel genre de société avons-nous construit ? Une personne m’a dit un jour que le contraire de l’amour ce n’était pas la haine, mais la peur. Et cette réflexion me plaît. La peur rend l’amour impossible. La haine, par contre, est un sentiment assez proche de l’amour. Proche de quelque chose d’aussi viscéral et sentimental. Mais le contraire, ce qui s’éloigne le plus de l’amour, c’est la peur. C’est là qu’on s’est rendu compte que MADRE devait être un voyage vers l’amour. Une histoire qui commence par la peur, avec une scène d’ouverture terrifiante, où deux personnages sont envahis par la peur. Mais qu’elle devait se conclure avec deux personnages qui s’aiment, qui ont trouvé l’amour d’une façon ou d’une autre. C’est là qu’on a compris que MADRE devait être une histoire d’amour. On a essayé de construire un triangle amoureux entre Elena, Joseba et Jean. C’est là tout le mystère de l’amour, qui n’obéit à aucune règle, qui ne répond ni à la raison, ni à l’esprit. Il vous attrape et vous devez être suffisamment lucide et courageux pour le regarder en face. C’était la question et le défi pour notre couple de protagonistes : accepterontils d’être plongés dans une histoire d’amour ? Un amour spécial. L’amour d’une mère pour un fils à travers le temps. Une mère qui n’a pas pu dire au revoir à son fils et qui est désormais prête à le faire. Parce qu’il s’est écoulé le temps nécessaire. Parce que Joseba l’a beaucoup aidée et parce que Jean est apparu dans sa vie, un garçon qui pourrait être son fils. Il y a une question que j’aimerais laisser au spectateur et qui n’aura jamais de réponse : est-ce que l’histoire arrive parce que Jean ressemble à Iván ou parce qu’Elena est prête à affronter cette catharsis ? 12 13 

Le point de vue 
Reconnaître qu’il s’agissait d’une histoire d’amour nous obligeait à ajouter un autre paramètre. Au début, nous imaginions un film avec un point de vue unique, celui d’Elena. Mais si nous voulions raconter une histoire d’amour, il fallait connaître l’autre point de vue, celui de Jean. Un tas de possibilités s’ouvrait à nous en entrant dans sa maison, dans sa famille. Voir une famille chanceler pendant de belles vacances d’été pour finalement devenir les pires de leur vie. Nous avons tenté de créer ce réalisme et cette tendresse qui inondent tout le film pour dresser le portrait de ce garçon spécial et de sa famille. Nous voulions aussi montrer à quel point les crises sont nécessaires pour grandir. Même si ce que vit la famille de Jean semble terrible, il est évident qu’ils en sortiront renforcés à la fin de l’été. 

La forme
Nous avons reçu beaucoup d’éloges sur notre court-métrage. La plupart d’entre elles vantaient la valeur du plan-séquence qui constitue la quasi-totalité du récit. Le plan-séquence est surtout, pour moi, l’élément cinématographique qui peut ressembler le plus à la vie. Le cinéma est l’imitation de la vie. Mais dans cette construction de la réalité, le montage a toujours été nécessaire pour assembler un plan à un autre. On pourrait dire que le montage est cinéma, il est langage, mais que le plan-séquence (c’est-àdire l’absence de montage) est la vie ou la meilleure imitation possible de celle-ci. Sans un changement de plan qui « dirige » le spectateur, celui-ci se retrouve nécessairement plus impliqué dans ce qui se passe. Cette réflexion détermine complètement la manière dont j’ai voulu aborder le tournage. Je ne pouvais pas imaginer tourner MADRE en omettant la force du plan-séquence. Je trouvais intéressant de commencer le récit avec une forme aussi déterminée et caractéristique pour ensuite le casser avec un montage rapide, haché, fractionné. J’ai essayé de transmettre l’état de notre protagoniste à travers le montage. 

La photographie 
MADRE est un film où la lumière prédomine. L’histoire se passe dans le sud de la France, en été. J’aime particulièrement l’idée que ce qui commence comme un cauchemar dans la première scène se déroule et finisse dans un joli paysage idyllique du sud de la France, plein de familles heureuses qui profitent de leurs vacances. La lumière du golfe de Gascogne en été inonde la pellicule. Les bleus du ciel et de la mer sont présents, le soleil et la couleur du sable de la plage ont aussi une grande place. 

Le style 
Le chemin qui va de l’obscurité à la lumière marque le style visuel de MADRE. On a toujours recherché le maximum de naturalisme possible, en utilisant des décors naturels, réalistes. La beauté ne vient pas des maisons des personnages ou de leurs habits, mais de l’esprit de l’histoire, des regards, des émotions des personnages captés par la caméra. Dans QUE DIOS NOS PERDONE et EL REINO, nous avons déjà recherché, par cette laideur réaliste (avec les différences nécessaires entre l’un et l’autre), la poésie visuelle parfois présente dans les films. Avec Álex de Pablo, notre directeur de la photographie, nous voulions réussir à tout prix de parvenir à décrire des ambiances quotidiennes, réalistes, en fuyant l’esthétique, le beau, pour ensuite emmener le récit vers des images très puissantes complètement intégrées au naturalisme de l’action.

Drame, thriller espagnol français de Rodrigo Sorogoyen. 3,6 étoile sur AlloCiné.

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