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Hors normes


Bruno et Malik vivent depuis 20 ans dans un monde à part, celui des enfants et adolescents autistes. Au sein de leurs deux associations respectives, ils forment des jeunes issus des quartiers difficiles pour encadrer ces cas qualifiés « d’hyper complexes ». Une alliance hors du commun pour des personnalités hors normes.

Entretien d'Eric Toledano et Olivier Nakache : les réalisateurs.

Comment ce film est-il né ? 

Éric Toledano : HORS NORMES est le fruit d’un engagement de 20 ans. En 1994, nous étions moniteurs de colonies de vacances et j’ai dû passer un diplôme pour devenir directeur (BAFD). C’est là que j’ai rencontré Stéphane Benhamou, le créateur de l’association « Le Silence des Justes », spécialisée dans l’accueil et l’insertion des enfants et adolescents autistes. Nous nous sommes ensuite perdus de vue. Mais il a pris sous son aile un membre de ma famille qui souffrait de cette pathologie. Un jour avec Olivier, nous avons décidé d’aller faire un tour dans la colonie de vacances qu’il dirigeait alors à la montagne. Nous avons été profondément impactés par l’énergie et l’humanité que Stéphane et son équipe dégageaient. L’alchimie entre jeunes référents et jeunes en situation de handicap nous a complètement bouleversés. 

Olivier Nakache : Un peu plus tard, Stéphane a eu besoin d’un film de 6 minutes pour présenter son association. Il espérait collecter des fonds car il peinait déjà à obtenir les aides nécessaires nécessaires au bon fonctionnement de sa structure. Nous sommes donc allés tous les deux avec notre petite caméra à Saint-Denis, à l’endroit même, où 20 ans plus tard, nous avons tourné HORS NORMES. Nous y avons croisé un jeune éducateur, Daoud Tatou qui gérait aussi des jeunes autistes. Et encore une fois, cette nouvelle rencontre est restée profondément ancrée en nous… 

Éric Toledano : On s’était déjà dit « quel magnifique contexte pour raconter une histoire et faire un film », mais nous débutions et je pense humblement que nous n’avions pas les armes pour traiter d’un sujet aussi complexe. Nous n’étions tout simplement pas prêts. Cela ne nous a pas empêchés de rester proche de ces deux personnalités avec lesquelles nous avons noué une forte amitié et une réelle affinité. Il y a 4 ans, Canal+ nous a proposé une carte blanche de 26 minutes. Nous avons naturellement choisi de mettre en valeur leur travail et leur parcours en réalisant un documentaire intitulé de façon prémonitoire : ON DEVRAIT EN FAIRE UN FILM...

Olivier Nakache : ...un documentaire sur Stéphane et Daoud qui était devenu entre temps directeur de l’association « Le Relais IDF ». Cette structure prend en charge de jeunes autistes mais travaille également sur la réinsertion sociale et professionnelle des jeunes quartiers difficiles. C’est vrai qu’entre chacun de nos longs-métrages, l’idée d’en faire un film revenait sans cesse entre nous. Elle a fait son chemin et le contact que nous avons noué avec ces deux associations dès les années 2000 a sans doute aiguisé notre sensibilité au handicap et contribué à l’existence d’un film comme INTOUCHABLES. HORS NORMES est probablement la somme des obsessions qui traversent tous nos films : le groupe au travail comme dans NOS JOURS HEUREUX ou LE SENS DE LA FÊTE, le milieu associatif comme dans SAMBA, et les duos comme dans INTOUCHABLES ou JE PRÉFÈRE QU’ON RESTE AMIS.

Éric Toledano : Notre cinéma raconte toujours des rencontres peu probables. Celle-ci avait une dimension particulière : comment des êtres qui ne communiquent pas ou peu et qui sont considérés comme en dehors de la norme, arrivent-ils à faire communiquer des gens dits « normaux » qui eux ne communiquent plus ? Il existe au sein de ces associations une harmonie et un mélange de cultures, de religions, d’identités et de parcours atypiques dont beaucoup devraient s’inspirer. 

À partir du moment où vous avez décidé de tourner, comment avez-vous travaillé ?

Éric Toledano : Pendant 2 ans, nous nous sommes immergés au sein de ces deux associations. Les scènes du film, y compris celle de la fugue de Valentin, ont toutes été vécues dans la réalité. Dans HORS NORMES, chacun est représenté, les autistes, les parents, les référents mais aussi les médecins, les responsables de la santé, l’IGAS (l’Inspection Générale des Affaires Sociales). Nous ne pouvions nous permettre de prendre des distances avec la réalité ou de nous montrer maladroits avec trop d’approximations. Cette période d’observation a été très instructive, le scénario s’est nourri au quotidien de ces expériences partagées, mais surtout au bout de 2 ans, notre motivation s’est décuplée. Si au départ, faire ce film découlait d’une forte envie, c’est devenu au fil du temps une nécessité. 

Olivier Nakache : Il était impossible pour nous d’attaquer ce sujet sans le comprendre totalement et sans posséder à fond toutes les strates et toutes les problématiques si complexes qu’il véhicule. Il fallait aller au bout de la technique afin de se nourrir de la fiction que nous avions l’ambition de créer.

Éric Toledano : Y compris pour mieux la déjouer. Au sein de cet univers, on entend par exemple un langage difficile à comprendre quand on vient de l’extérieur, tout un tas d’acronymes incompréhensibles comme ARS, MDPH, IME USIDATU... que tous semblent maîtriser. Nous avons tenu à conserver également l’humeur jamais plombante que nous avons pu observer au sein des équipes, comme dans la séquence de la « battle » de sigles à laquelle se livrent les jeunes référents.

Olivier Nakache : L’idée était aussi d’inclure de vrais encadrants et de vrais autistes dans le film, de mêler réel et fiction, en permanence dans un mouvement de va-et-vient constant et ainsi, d’avoir la possibilité d’entrer dans l’intimité des personnages, dans leur quotidien et dans leurs enjeux. 

Vous démarrez caméra à l’épaule comme si vous vouliez plonger le public dans une urgence absolue…

Éric Toledano : Nous avons la sensation que le spectateur doit entrer dans le film presque par effraction. Qu’il doit être confronté d’emblée à la violence puisqu’elle existe. Et les 2 personnages que nous décrivons s’incarnent, avant tout, par le fait qu’ils sont perpétuellement en mouvement, en action.

Olivier Nakache : Ces associations travaillent dans l’urgence, 24h/24. Cette urgence a donc du sens. Nous avions envie d’attraper le spectateur par le bras. D’ailleurs la musique qui scande cette scène d’ouverture rappelle le son d’un électrocardiogramme. 

Pourquoi avoir choisi Vincent Cassel et Reda Kateb pour interpréter Bruno et Malik ?

Éric Toledano : Nous étions fans de ces deux acteurs depuis longtemps. Avant même d’écrire une ligne, il nous fallait une impulsion de départ, un autre déclic et chez nous, il vient souvent des acteurs. Nous admirons chez Vincent, ses qualités de « transformiste », sa propension à « choper » les gestes et le physique des personnages qu’il doit incarner. Et puis, ça nous plaisait de lui faire jouer le rôle d’un homme qui n’est pas très à l’aise avec les femmes. Quant à Reda, nous le suivons film après film, il a toujours un jeu fin et réaliste, très charismatique, il est lui aussi dans l’incarnation. Leur rencontre avait l’allure d’une belle promesse de cinéma. Nous avons décidé d’aller chercher chez eux cette énergie. 

De quelle manière avez-vous trouvé les autistes qui jouent dans le film ? 

Éric Toledano : En « scannant » toutes les associations de Paris et de la région parisienne, nous sommes tombés sur Turbulences, (compagnie artistique qui emploie des personnes présentant des troubles de la communication, autisme et troubles apparentés). Cet ESAT (Établissement de Service d’Aide par le Travail) est logé dans un chapiteau qui se situe porte d’Asnières et nous leur avons proposé de créer un atelier de théâtre. C’est dans cet atelier que nous avons rencontré Benjamin Lesieur, qui incarne Joseph. Doté d’une personnalité très attachante, il ne parlait pas ou communiquait d’une façon peu linéaire en citant des noms de chanteurs français ou en posant la même question plusieurs fois de suite : « Ils ont dit quoi à la météo pour ce soir ? ». On s’est vite rendu compte qu’il prenait du plaisir à ces ateliers. À un moment, nous avons agi avec lui comme avec n’importe quel acteur : nous lui avons proposé le rôle. Ses parents nous ont prévenus que ce serait compliqué, qu’il ne portait jamais de cravate, de ceinture ou de chaussettes et qu’il ne supportait pas qu’on lui touche la peau et les cheveux, mais ils étaient partants. Pendant 25 jours de tournage, nous lui avons mis une cravate, une ceinture, des chaussettes, nous l’avons maquillé et coiffé ! On s’est rendu compte que Benjamin aimait beaucoup l’équipe costume, Isabelle et particulièrement l’habilleuse. Ce sont elles, qui avec beaucoup de douceur et de psychologie, ont réussi à lui faire porter les vêtements qu’elles voulaient. Du coup, Marine a fini par jouer le rôle de Brigitte, la jeune salariée de l’entreprise où Joseph travaille. Ça ne pouvait être qu’elle. Elle protestait : « Mais je ne suis pas comédienne ! ». On lui a dit « Fais-nous confiance… ». Et elle a été parfaite, tout ça restait dans l’esprit du film. 

Olivier Nakache : Au cours des prises, nous demandions à Benjamin : « Refais ça, remets-toi à ta place, reprends au début, allez on la refait… » Et il s’exécutait parfaitement, tout comme le font les autres acteurs professionnels. En discutant  avec des médecins, nous nous sommes aperçus que le cinéma avait un processus de répétition très autistique : cadré et répétitif. Nous avons organisé toute la préparation en fonction de Benjamin. Nous lui montrions les décors avant de tourner, nous répétions avec lui les scènes. Il disait tout ce qu’il voulait, posait parfois la tête sur l’épaule d’un technicien. Nous vivions la mise en abyme de ce que nous racontions. 

Éric Toledano : Il est vite devenu notre pote et nous lui avons même piqué des trucs. La réplique « Je suis innocent ! » par exemple, vient de lui. Il a adoré répéter certains dialogues en boucle et nous en avons gardé quelques uns comme « On n’est pas loin !!! ». Tout le monde s’est rapidement attaché à Benjamin sur le tournage et la scène de la danse a profondément ému toute l’équipe technique. 

Avez-vous dû faire face à des crises sur le plateau ? 

Olivier Nakache : Oui, et il a fallu les gérer mais nous tenions absolument à avoir cette vérité-là dans le film. De toute façon, il a sans cesse fallu s’adapter, improviser, surtout lors des scènes de groupe comme celle de la patinoire, par exemple. Trois caméras se trouvaient prêtes à tourner en permanence. 

Comédie française de Eric Toledano et Olivier Nakache. 1 nomination au Festival de Cannes. 4 étoiles sur AlloCiné.

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