Dans un futur proche… Le village de Bacurau dans le sertão brésilien fait le deuil de sa matriarche Carmelita qui s’est éteinte à 94 ans. Quelques jours plus tard, les habitants remarquent que Bacurau a disparu de la carte.
Vous vous connaissez depuis longtemps, mais vos collaborations précédentes ont été sous une autre configuration : Juliano Dornelles, vous avez été le chef décorateur des deux premiers long-métrages de Kleber Mendonça Filho, ainsi que du court-métrage RECIFE FRIO (2009), parmi d’autres. Comment est venue l’idée de réaliser un film ensemble ?
Kleber Mendonça Filho : Nous étions au Festival de Brasilia – c’était la première de mon courtmétrage RECIFE FRIO – quand nous avons commencé à parler de l’idée d’un film qui se passerait dans un petit village isolé du Sertão(1), avec une seule rue, et des personnages nonurbains et formidables. En fait, ces personnages nous représenteraient à travers un mélange d’histoire locale et régionale (que nous admirons grâce à la littérature, à l’histoire orale, à la poésie et aux histoires que nous connaissons ou avec lesquelles nous avons grandi), mais que nous avons remixé à travers l’objectif de l’aventure et du genre. Nous savions dès le départ que nous allions nous engager dans une sorte d’exercice de genre, mais nous ne savions pas trop comment. À ce festival, nous avons vu un certain nombre de films, de fictions et de documentaires qui nous ont amenés à réfléchir à des scénarios de type «Et si ...». Certains de ces films étaient en réalité l’opposé de ce que nous avions en tête. Puis sont arrivés les OVNIS, l’idée que le village tire le meilleur parti de très peu de ressources, une atmosphère de western, une certaine douceur propre à cet endroit particulier, mais aussi de la violence graphique, et l’idée de tourner en format panoramique Panavision. Nous avons pensé à ce dont nous parlons toujours, un film que nous aimerions voir. L’intrigue du film est venue plus tard, et c’est en fait une histoire classique : la petite communauté qui est menacée par des envahisseurs.
Juliano Dornelles : En effet, dans ce grand festival avec beaucoup de moyens, nous voyions certaines contradictions sociales se produire tous les jours sous nos yeux. BACURAU est le fruit de ces observations, de notre agacement, de notre envie de surprendre en montrant les personnes de cet autre monde pauvre et isolé qui se vengent de ceux qui les ont toujours vues comme « simples », « marrantes », « fragiles », alors qu’elles sont tout aussi complexes et intéressantes. Après, le fait de réaliser un film ensemble est venu très naturellement, nous avons toujours eu beaucoup d’affinités. C’est toujours très amusant et très stimulant d’être à côté de Kleber.
Comment avez-vous travaillé tout au long du processus, de l’écriture du scénario à la post-production ? Est-ce vous vous êtes partagé les tâches lors de certaines étapes, comme par exemple sur le plateau, ou vous avez tout fait à deux ?
KMF : Nous avons tout écrit ensemble, pendant des mois, chez moi. Quand nous ne savions pas quoi écrire, quand nous avions un blocage, nous allions choisir un film de ma collection et nous le regardions. BACURAU a pris des années pour se matérialiser. LES BRUITS DE RECIFE est venu et a été réalisé, puis monté pendant plus d’un an. Le scénario d’AQUARIUS a été vite prêt et on est parti faire le film. Et BACURAU était toujours là qui changeait et s’améliorait sans cesse. Ce long processus n’a pourtant pas été dramatique, il a pris le temps qu’il lui fallait.
JD : Nous avons dû nous partager les tâches sur le plateau à certaines occasions, c’était assez compliqué d’organiser l’emploi du temps des comédiens, les autorisations pour tourner en extérieur, la location de véhicules, etc. C’était une production imposante dans un endroit très difficile d’accès, donc il a fallu qu’on se sépare parfois. Nous avions une deuxième équipe de tournage aussi bonne que la première et je pense que nous avons obtenu des résultats intéressants à chaque fois que nous partions filmer séparément et qu’en retournant l’un découvrait ce que l’autre avait fait de nouveau. Pour la post-production, nous avons monté le film avec Eduardo Serrano durant onze mois, et pendant ce temps il y avait des jours où Kleber n’était pas là et d’autres où c’était moi l’absent. Mais pour les trois derniers mois nous étions ensemble et ça a été essentiel pour arriver au montage final.
« Bacurau » est un mot polysémique en portugais, et présente une forte connotation régionale. Pourriez-vous parler de ce choix de nom pour la ville et pour le titre du film ? Qu’évoque-t-il pour vous ?
JD : Bacurau c’est la dernière chance de rentrer chez soi. C’est un oiseau aux habitudes nocturnes, qui se camoufle très bien quand il se repose sur une branche d’arbre. C’est un mot court et fort qui m’évoque le mystère de quelque chose qui est là, vivant, dans le noir, mais que personne ne voit. Il ne sera remarqué que s’il a lui-même envie d’apparaître. Le village de Bacurau se porte ainsi, il est intime du noir, il sait se cacher et attendre, et préfère même ne pas être aperçu. On lit clairement sur ce panneau d’autoroute : « si vous y allez, allez en paix ».
KMF : Ironiquement, dans une des versions du scénario, la première scène montrait une foule, dont Teresa, courant dans les rues vides du centre-ville du Recife pour attraper le dernier bus du soir, dit « bacurau ». C’est un terme local, et les girouettes des bus l’affichent. C’était une scène très ambitieuse qui invoquait des souvenirs d’adolescence. Au fond, le mot évoque une aventure nocturne, et maintenant il est en train d’être prononcé avec difficulté par des gens du monde entier !
En termes de mise en scène, vous semblez privilégier un découpage avec des plans « uniques », avec très peu de reprises de plan. Est-ce un choix délibéré ? Comment avez-vous pensé le découpage et le rapport des personnages à l’espace ?
JD : Pendant l’écriture du scénario, nous cherchions à imaginer le découpage des scènes, en essayant de voir les images et les coupes dans notre esprit. Lors du montage, nous avons mieux compris le temps des plans et comment ils servaient notre propos principal, qui était de créer un rythme de tension constante et sans interruption, comme dans une pente ascendante. Le spectateur doit être accroché à l’intrigue, il ne peut même pas cligner des yeux au risque de louper une information importante. Quant à l’espace, le village de Bacurau est entouré de petites collines en pierre, avec une végétation de caatinga, verte mais épineuse. Il fallait que ce soit clair qu’il y a un sens au choix des envahisseurs de réaliser leur jeu dans cet endroit. Ils pouvaient arriver de n’importe quelle direction et avoir l’avantage sur leurs proies, car ils bénéficiaient d’un point de vue privilégié, en hauteur. Mais ils ne s’attendaient pas à ce que la population de Bacurau sache si bien se cacher, ce qui devient manifeste dès la première visite du maire Tony Jr. On peut penser qu’ils utilisent une sorte de système de tunnels souterrains, quelque chose de très ancien et sophistiqué que les habitants tiennent en secret, n’y ayant recours qu’en cas de nécessité extrême.
KMF : Dans mon expérience, les planifications de découpage technique sont jetées à la poubelle sur le plateau, surtout face aux acteurs, au planning impossible et à une météo absolument instable, qui allait du plein soleil à la tempête en dix minutes. Nous avons tourné comme des maniaques, souvent avec deux caméras, parfois même deux scènes différentes en même temps, dans des décors différents. Nous avons décidé de ne pas utiliser le Steadicam dans ce film, tous les mouvements (et nous avons toujours su que la caméra serait presque toujours en mouvement) ont été faits sur des rails. Nos chefs machinistes ont compté mille deux-cents mètres de rails montés pendant deux mois, et ils ont adoré ça !
La musique intervient à des moments très précis dans la bande son, que ce soit des chansons populaires ou des musiques instrumentales, comme des compositions électroniques futuristes. Comment avez-vous conçu l’utilisation de la musique ?
JD : Chaque morceau de musique a sa propre logique, il peut servir à marquer le début d’un nouveau chapitre ou comme l’annonce que quelque chose de très étrange va arriver. Nous avons beaucoup de morceaux originaux, ainsi que des chansons qui font partie de la culture brésilienne et internationale. Les musiciens Mateus Alves et Tomaz Alves Souza sont des frères très talentueux, ils ont fait de nombreuses expérimentations et essais avant que nous choisissions les morceaux qui sont dans le film. La musique originale est restée longtemps en quarantaine, nous l’avons testée de différentes façons. C’était une bonne chose que de commencer à penser la musique très tôt, au stade du scénario, c’est dangereux de ne pas lui donner le temps de décanter, ça peut produire des regrets. Nous avions des chansons dans le scénario qui n’ont pas survécu au montage, par exemple
KMF : Mateus et Tomaz sont cinéphiles et ont des styles tès différents, je pense qu’ils ont mélangé Geraldo Vandré avec Jerry Goldsmith et quelque chose d’électronique qui nous a beaucoup plu. Je ne cache pas non plus que ça a été un grand bonheur que de pouvoir payer les droits d’un morceau aussi puissant que « Night » de John Carpenter, un des cinéastes qui m’ont le plus donné envie de faire des films. Le grand défi à relever pour la musique dans un film, c’est de savoir quand il faut se taire, ce qui est plutôt fréquent chez moi. Mais quand on embrasse le film de genre avec des tournoiements narratifs, c’est plus agréable d’avoir de la musique. Quand ça marche, c’est très beau.
Drame, thriller et western brésilien français de Kleber Mendonça Filho & Juliano Dornelles. 11 nominations et 1 prix "prix du Jury" au Festival de Cannes 2019. 3,8 étoiles sur AlloCiné.