L’histoire mouvementée de l’absinthe

L'absinthe est un ensemble de spiritueux à base de plantes d'absinthe, également appelé « fée verte » ou encore « bleue ». La fabrication, la vente et la consommation de l'absinthe étaient interdites en Suisse de 1910 à 2005 et en France de 1915 à 2011...

Origine
L'origine précise de l'absinthe est incertaine. En Égypte ancienne, l'usage médical d'extraits d'absinthe est mentionné dans le Papyrus Ebers (entre - 1600 et - 1500). Pythagore et Hippocrate (460-377 av. J.-C.) parlent d'alcool d'absinthe et de son action sur la santé, son effet aphrodisiaque et sa stimulation de la création. Les Grecs anciens consommaient également du vin aux extraits d'absinthe, absinthites oinos. Le poète latin Lucrèce, au début du livre quatrième de son ouvrage De la nature des Choses, mentionne les vertus thérapeutiques de l'absinthe, que l'on fait boire aux enfants malgré l'amertume du breuvage grâce à un peu de miel au bord d'une coupe. Les décoctions d'absinthe dans le vin ont été recommandées par Hildegarde de Bingen comme vermifuges. Les vins d'absinthe, dans lesquels les feuilles d'absinthe sont fermentées en même temps que les raisins, sont documentés pour le 16ème siècle. Ils avaient la réputation d'être des remèdes particulièrement efficaces pour l'estomac.

Ce n'est que vers la fin du XVIII siècle que l'on retrouve la première trace attestée d'absinthe distillée contenant de l'anis vert et du fenouil. La légende veut que ce soit le docteur Pierre Ordinaire qui ait inventé la recette vers 1792. Les travaux de Marie-Claude Delahayeet de Benoît Noël ont montré qu'il n'en était rien et que cette recette était celle d'une rebouteuse suisse dans le canton de Neuchâtel : Henriette Henriod pour M.C. Delahaye ou Suzanne-Marguerite Henriod pour B. Noël. Celle-ci avait mis au point la première recette d'absinthe, qui était un breuvage médicinal. Cette question ne semble toutefois pas définitivement tranchée.

Quoi qu'il en soit, le major Dubied acquiert la recette auprès de la mère Henriod en 1797 et ouvre, avec son gendre Henri-Louis Pernod (dont le père est bouilleur de cru), la première distillerie d'absinthe à Couvet en Suisse. On trouve dans le livre de raison de ce dernier la première recette d'absinthe apéritive, datée de 1797. Ils fondent en 1798 la première distillerie, la maison Dubied Père & Fils. En 1805, Henri-Louis Pernod prend ses distances avec son beau-père et monte sa propre distillerie à Pontarlier : Pernod Fils qui deviendra la première marque de spiritueux français.

Pendant une trentaine d'années, l'absinthe reste une boisson régionale essentiellement consommée dans la région de Pontarlier qui devient la capitale de l'absinthe (en 1900, vingt-cinq distilleries emploieront 3 000 des 8 000 Pontissaliens malgré la lutte contre l'alcoolisme menée par le député de la région Philippe Grenier). En 1830, les soldats français colonisent l'Algérie et les officiers leur recommandent de diluer quelques gouttes d'absinthe dans l'eau pour faire passer les désagréments de la malaria et de la dysenterie. Les soldats, à leur retour en France, popularisent cette boisson à travers tout le pays. Titrant 68 à 72° dans la bouteille, l'absinthe est alors diluée dans des verres hauts et larges (à un volume d'absinthe sont ajoutés six à sept volumes d'eau fraîche versée goutte à goutte sur un sucre posé sur une cuillère percée, elle-même placée sur le verre afin d'exhaler ses arômes) ; d'autres amateurs pratiquent une « purée » (dilution moindre jusqu'à la boire pure). 

Relativement chère au début des années 1850, elle est surtout consommée par la bourgeoisie, devenant la « fée verte des boulevards ». Puis, sa popularité ne cesse de grandir puisqu'en 1870, début de la guerre franco-prussienne, où l'absinthe représente 90% des apéritifs consommés en France. En 1860, à Avignon, Jules-François Pernod fonde la société Jules Pernod, d'abord spécialisée dans l'extraction de la garance, qu'il transforme en 1872 en Société Pernod père et fils, puis à partir de 1884, il se lance dans la distillation de l'extrait d'absinthe dans son usine de Montfavet. La production d'absinthe augmente, entraînant une diminution des prix et une popularité grandissante. 

La période de 1880 à 1914, début de la Première Guerre mondiale, marque une explosion de la production et une chute drastique des prix. La production française passe de 700 000 litres en 1874 à 36 000 000 de litres en 1910. Des absinthes de mauvaise qualité, surnommées « sulfates de zinc » en raison de la coloration obtenue grâce à ce composé chimique, prolifèrent. Un verre d'absinthe est alors moins cher qu'un verre de vin.

Le 11 août 1901, l'usine Pernod à Pontarlier prend feu et un employé de l'usine prend l'initiative de vider les cuves d'absinthe dans le Doubs, afin d'éviter qu'elles n'explosent. On raconte que les soldats en garnison à Pontarlier remplissaient leur casque de ce breuvage. Le lendemain, on en retrouvait des traces, à la source de la Loue, ce qui permit de découvrir l'origine de cette rivière, tout en constituant la première coloration de l'histoire de l'hydrologie.

L'interdiction
L’absinthe connut un vif succès au XIX siècle, mais elle fut accusée de provoquer de graves intoxications (contenant entre autres du méthanol, un alcool neurotoxique), décrites notamment par Émile Zola dans L'Assommoir et ayant probablement alimenté la folie de certains artistes de l'époque (Van Gogh, Toulouse-Lautrec...). Elle est également connue pour son effet abortif.

Dès 1875, les ligues antialcooliques (groupées autour de Louis Pasteur et de Claude Bernard et qui seront à l'origine de l'Association nationale de prévention en alcoologie et addictologie), les syndicats, l'Église catholique, les médecins hygiénistes, la presse, se mobilisent contre « l'absinthe qui rend fou ». En 1906, la ligue nationale française antialcoolique recueille 400 000 signatures dans une pétition. En 1907, une grande manifestation a lieu à Paris rassemblant les viticulteurs et les ligues antialcooliques. Leur mot d'ordre : « Tous pour le vin, contre l'absinthe ».

En 1908, le groupe antialcoolique qui s'est constitué au Sénat veut faire voter trois mesures :

- interdiction de l'absinthe,
- limitation du nombre des débits de boissons,
- suppression du privilège des bouilleurs de cru.

Ceci conduisit à son interdiction dans de nombreux pays ; en France, par une disposition préfectorale du 16 mars 1915 prise sous l'autorité de l'état de siège, interdiction qui dura jusqu'au 18 mai 2011 ; en Suisse du 7 octobre 1910 au 1 mars 2005), car les ligues de vertu disaient d'elle « qu'elle rend fou et criminel, fait de l'homme une bête et menace l'avenir de notre temps ».

En réalité, il est clairement dit dans le projet d'interdiction de l'absinthe en France que la boisson est interdite pour lutter contre l'alcoolisme. 

Lorsque la production d'absinthe commença à être la cible d'une vive campagne contre ses méfaits dès 1907, Jules-Félix Pernod avait succédé à son père à la tête de l'entreprise familiale. Quand sa production fut interdite par une loi du Parlement français votée le 16 mars 1915, il fut le premier à se reconvertir en fondant en 1918 la marque « Anis Pernod » qui produira le premier pastis commercialisé. Son usine de Montfavet mit aussi en marché d'autres produits anisés ou non comme le « Vin Pernod », le « Kunnel Korta », le « Velours » sans alcool ou toute une gamme d'anis à 30, 32, 35 et 40°.

En 1926, les successeurs de Pernod de Pontarlier ayant déposé la marque « Anis Pernod fils », Jules-Félix Pernod dépose une plainte contre eux qu'il argumenta ainsi : « Il y a en notre faveur une antériorité indiscutable, l'Anis Pernod ayant été déposé à la fin des hostilités de 1914-1918, alors que la marque Anis Pernod et fils ne l'a été que dans les premiers mois de 1926. Dès l'apparition des produits anisés, nous avons été et restons les premiers dans le monde, les seuls Pernod fabricants d'anis. Nous ajouterons que notre ancien concurrent Pernod fils, dont nous ne contestons nullement l'existence en tant que marque d'absinthe, n'a aucun droit à l'appellation Pernod pour l'anis, le succès de notre marque Pernod a fait et fera des envieux, Nous en aurons raison ».

Le procès fut gagné en première instance et il fut fait appel. Jules-Félix Pernod décéda en 1928 mais le 4 décembre de cette même année, les deux établissements d'Avignon et de Pontarlier fusionnèrent pour devenir les « Établissements Pernod ».

Après l'interdiction de la fabrication, de la vente et de la consommation de l'absinthe et de ses similaires, d'autres anciennes marques d'absinthes se reconvertissent dans des anisés sans sucre qui se préparent comme l'absinthe (l'État autorise en 1920 la présence d'anis dans les spiritueux à 30° maximum avec un minimum de 200 grammes de sucre et ne devant pas avoir la couleur verte feuille morte qui rappelle l'absinthe). En 1932 (année de la libéralisation des anisés dont la teneur en sucres est déréglementée, le degré est relevé à 40°, ce qui les fait passer de statut de digestif à celui d'apéritif), Paul Ricard invente le pastis de Marseille qui est le premier anisé à connaître un succès presque équivalent à celui de l'absinthe. En 1938, les anisés peuvent titrer 45°, ce qui permet la dissolution dans l'alcool de plus d'huiles essentielles d'anis, ce qui donne alors à cette boisson toute sa saveur.

Le rétablissement
Le 2 novembre 1988, un décret, signé par Michel Rocard, autorise et règlemente la présence de thuyone (principale molécule de l'huile essentielle d'absinthe, présente dans la grande et la petite absinthe) dans les boissons et l'alimentation, ce qui permet techniquement de produire à nouveau de l'absinthe en France. En 1999, la première absinthe française depuis 1915 est produite : la Versinthe verte, qui contient de la grande absinthe. Son apparition et son étiquetage (absinthe) met en évidence un hiatus entre le décret européen de 1988 et l'interdiction de l'absinthe en France de 1915 toujours en vigueur. Plutôt que d'abolir cette loi, le gouvernement pare au plus pressé en votant un aménagement du décret et en attribuant une nouvelle appellation légale à l'absinthe : « spiritueux aromatisé à la plante d'absinthe » et en complétant la règlementation européenne (35 mg/l de thuyone maximum) d'un taux de fenchone et de pinocamphone à ne pas dépasser (respectivement 5 mg/l et 10 mg/l). Depuis le 1 mars 2005, la distillation de l'absinthe est à nouveau autorisée en Suisse, afin de pouvoir demander une AOC et ainsi protéger l'appellation (à condition, entre autres, que la teneur en thuyone ne dépasse pas 35 mg/l).

Si, le 17 décembre 2010, le Parlement français abroge une loi interdisant aux producteurs français d'utiliser la dénomination « absinthe », en réaction à une demande d'IGP au profit des seuls producteurs du Val-de-Travers, cette indication géographique protégée suisse est confirmée par l'Office fédéral de l'agriculture le 16 août 2012 pour l'« absinthe », la « Fée verte » et « La Bleue », malgré de nombreuses oppositions, venant en particulier de la fédération française des spiritueux (FFS) et la Confédération européenne des producteurs de spiritueux qui ont déposé, en septembre de la même année, un recours contre cette décision auprès du Tribunal administratif fédéral. Ce dernier donnera raison aux opposants le 8 août 2014, en refusant d'accorder l'IGP au Val-de-Travers.

L'absinthe aujourd'hui
L'absinthe, comme autrefois, titre entre 45° et 90°. En France, elle est produite notamment dans les distilleries de Fougerolles dans la Haute-Saône (distillerie Peureux), à Pontarlier dans le Doubs (Distillerie Pierre Guy de Pontarlier), ville dont elle fit la richesse jusqu'à l'interdiction de 1915, à la Cluse-et-Mijoux (Distillerie Les Fils d'Emile Pernod), à Saumur par la distillerie Combier, à Rennes par la distillerie Awen Nature et à Vichy par la distillerie « Muse de France ». Une des plus vielles distillerie de France, la distillerie Cherry Rocher située en Isère, produit également plus de 7 absinthes différentes. Il existe aussi deux distilleries en Provence.

Texte et photo sous licence CC BY-SA 3.0. Contributeurs, ici. Photo : Eric Litton. 

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