Sibel

Sibel, 25 ans, vit avec son père et sa sœur dans un village isolé des montagnes de la mer noire en Turquie. Sibel est muette mais communique grâce à la langue sifflée ancestrale de la région. Rejetée par les autres habitants, elle traque sans relâche un loup qui rôderait dans la forêt voisine, objet de fantasmes et de craintes des femmes du village. C’est là que sa route croise un fugitif. Blessé, menaçant et vulnérable, il pose, pour la première fois, un regard neuf sur elle... 

D’où vous est venue l’idée de mettre en scène SIBEL ?
En 2003, nous avions acheté le livre « Les langages de l’humanité », un pavé de 2000 pages d’une érudition à couper le souffle. Un paragraphe anecdotique y mentionnait l’existence d’un petit village au nord-est de la Turquie où les habitants parlaient une langue sifflée. Cela nous avait marqués parce que nous travaillons souvent sur les langues et les possibilités de communication. Alors que nous voyagions dans la région de la Mer Noire en Turquie en 2014, la langue sifflée est revenue à notre esprit, et nous avons cherché le village en question.

Nous voulions aller à la découverte de cette langue, savoir si elle existait vraiment, et étions animés par une curiosité d’ordre quasi ethnographique. Nous avons découvert Kusköy - qui signifie village des oiseaux.Nous craignions un peu que ça ne soit que du folklore, que seuls quelques vieux parlent cette langue. Ça n’a pas été le cas. Contrairement à ce qu’on pourrait croire, ce n’est pas une langue éteinte. Les adultes la maîtrisent tous parfaitement.

Mais bien sûr, la génération biberonnée aux téléphones portables la comprend moins bien. Alors les villageois ont commencé à l’enseigner à l’école, donc les enfants la pratiquent. Et dès que les smartphones ne captent plus en montagne, ça commence à siffler. Le son se diffuse beaucoup mieux ainsi. La langue sifflée n’est pas un code comme le Morse mais une véritable retranscription en syllabes et en sons de la langue turque. Dès lors, on peut tout dire. Absolument tout.   Pendant ce premier voyage, nous nous sommes retrouvés un jour face à une jeune femme du village, dont nous avons eu l’impression, sur le moment, qu’elle était muette et qu’elle ne parlait qu’avec la langue sifflée. Elle a subitement disparu dans la nature.

C’est elle qui nous a inspiré le personnage de Sibel. Nous avons par la suite passé du temps au café du village, qui est le centre du monde. Une seule route s’y déploie. Voir la vie s’y dérouler donne des dizaines d’idées de fictions par minute. On a construit graduellement le personnage de Sibel et notre histoire en écoutant les villageois, en nous nourrissant de leur vécu. Nous sommes revenus de nombreuses fois à Kusköy pour creuser le récit. Nous avons façonné Sibel comme un personnage de fiction, car notre envie était de faire l’expérience, pour notre 10e film ensemble, de diriger une vraie actrice.  

Dès l’entame, Sibel est abordée de manière très organique et sensorielle. C’était l’approche que vous aviez en tête ?
Tout à fait. Après avoir observé les femmes du village évoluer dans cette région difficile, notre volonté était que Sibel soit dans le physique, l’immédiateté, le geste, la respiration… Nous espérions des expressions faciales marquées… L’actrice Damla Sönmez a beaucoup travaillé pour aller dans cette direction. Sa respiration donne le tempo, elle dirige presque la caméra et emporte le film. Le but est que le spectateur cohabite avec ce personnage physique qui avance, qui se meut et qui se définit toujours dans le geste.   

Qui est Sibel ? Comment la décririez-vous ?
Elle n’est pas l’apanage de la société turque. Il existe des Sibel partout dans le monde, ces femmes confinées à un cadre, la société leur inflige des limites. Mais la trajectoire de Sibel est celle d’une forme d’affranchissement. Du fait de son handicap, elle n’est pas polluée par ce qu’on impose quotidiennement à la gent féminine. Elle a été élevée de manière plus libre et indépendante par son père. Au village, on la laisse tranquille car les règles sociales ne s’appliquent pas à son profil. Elle se développe autrement, avec une acuité dans sa vision du monde à la recherche d’une force intérieure originelle et primitive. La quête de son identité s’incarne dans cette quête de la bête sauvage, du fameux loup. 

Sibel est clairement traitée comme un paria du fait de son handicap…
Oui… Elle veut remédier à cette solitude en essayant d’être acceptée, de s’intégrer à la communauté, de montrer aux autres qu’elle vaut la peine d’être aimée. Elle sait qu’il y a quelque chose en elle, qui sommeille et qui s’efforce de sortir, mais elle ne sait pas encore où regarder. 

L’exclusion est d’ailleurs l’un des thèmes centraux du film...
Nous avons fait plusieurs films sur la marge, sur ces gens de la périphérie, dont la place au sein du groupe n’est pas acquise. On saisit mieux le pouls d’une société quand on comprend ceux qu’elle exclut. Nous pensons que le handicap de Sibel devient un avantage. Elle est hors de la caste. Les mamans n’ont pas envie de lui donner leurs fils en mariage. Tandis que les jeunes femmes de son âge ont déjà deux enfants, elle est complètement libre. 

SIBEL évoque aussi et surtout l’interdit. Personne n’ose sortir du village à cause du loup que Sibel pourchasse sans relâche. Que symbolise-t-il ?
Le loup est une menace, surtout pour les femmes. Elle est brandie par les hommes comme pour mettre une barrière entre le village et ce qu’il y a par-delà. Il ne faut pas en sortir. Sibel traque ce loup. Elle veut essayer de faire quelque chose pour avoir la reconnaissance sociale. Elle cherche aussi à localiser sa peur et à s’en libérer tout en libérant les autres. Derrière l’idée du loup, il y a évidemment aussi la métaphore et l’imagerie du conte. Nous aimons raconter des histoires populaires liées à des mythologies locales. Sibel chasse, elle est sauvage. Ce qu’elle cherche peut être partout, y compris en elle-même. Le loup, c’est encore la figure protectrice élevant Romulus et Remus, et aussi Asena, la louve originelle dont descendaient les tribus turques, dans la pensée chamanique antérieure à l’Islam. En définitive, le loup est ici une métaphore protéiforme, on peut y voir ou y projeter beaucoup de choses. 

Drame turc de Çağla Zencirci et Guillaume Giovanetti. Nombreux prix en 2018 (Locarno, Montpellier, Cannes, Hambourg, etc.) 9,9 étoiles AlloCiné.


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