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Roubaix, une lumière


Roubaix, une nuit de Noël. Le commissaire Daoud sillonne la ville qui l’a vu grandir. Voitures brûlées, altercations... Au commissariat, vient d’arriver Louis Coterelle, fraîchement diplômé. Daoud et Louis vont faire face au meurtre d’une vieille dame. Deux jeunes femmes sont interrogées, Claude et Marie. Démunies, alcooliques, amoureuses...

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Note d’intention du réalisateur, Arnaud Desplechin

« Enfant-cinéphile, dès la cour de récréation, je refusais la société. Mais je crois qu’avec le cinéma, j’ai su accepter le monde ». Je retranscris bien imparfaitement la voix de Daney, entendue à la radio. Et longtemps, cette phrase fut mon vade-mecum. Tous mes films ou presque, furent romanesques. Trop ! C’est ce « trop » que j’ai désiré.

Aujourd’hui, j’ai souhaité un film qui colle au réel, de toute part. Qui reprenne un matériel brut. Et qui – par l’art de l’acteur – puisse s’enflammer. Comme le prologue du scénario l’indique : j’ai voulu ici ne rien offrir à l’imagination, ne rien inventer, mais retravailler des images vues à la télévision il y a 10 ans, et qui n’ont cessé de me hanter depuis. Pourquoi n’ai-je jamais pu oublier ces images ?

C’est que d’habitude, je ne sais m’identifier qu’aux victimes. Je n’aime pas beaucoup les bourreaux. Et pour la première et unique fois de ma vie, chez deux criminelles, je découvrais deux sœurs. J’ai voulu considérer ces mots bruts des victimes et des coupables comme la poésie la plus pure qui soit. Je l’ai regardée comme un matériel sacré, soit : un texte que nous n’en finissons pas d’interpréter.

Spectateur, je n’en finis pas d’avoir le vertige devant la culpabilité, et l’enfance de ces deux meurtrières. Retranscrivant et agençant ce matériel, je songeais chaque jour à Crime et Châtiment. Les tourments de Raskolnikov, ce sont les mêmes que ceux de ces déshéritées. Oui, Pitié, plus qu’on ne peut dire est au cœur de l’amour.

Réalisateur, je cherche maintenant comment filmer et diriger – comment les acteurs interprèteront de tels rôles. Je crois que la position de la caméra et le jeu de l’acteur peuvent donner à voir les pires tourments des âmes. C’est la puissance d’incarnation propre au cinéma.

Je crois que la fiction gagne à être un miroir possible du réel. Ce qui m’a sans doute tant frappé lorsque je découvrais ces images à l’origine de mon film, ce sont ces visages de femmes. Coupables et victimes. La vieille Lucette, la jeune femme violée, l’amie qui l’accompagne, la jeune fugueuse, et enfin les deux meurtrières qui me conduisent dans une spirale de terreur…

Ainsi, à travers la vie de ce commissariat roubaisien, c’était un portrait forcément lacunaire de la condition féminine aujourd’hui. Un seul film fut mon guide cinématographique : Le Faux Coupable d’Hitchcock. Un fait divers rendu à sa brutalité, sa nudité, son énigme. L‘énigme du vrai. L’on sait comment Hitchcock poussa l’obsession réaliste jusqu’à filmer dans les lieux même du fait divers, utilisant les témoins dans leurs propres rôles. Ici, je n’ose emprunter le chemin du maître.

Mon chemin est le suivant : je pense le jour venu savoir diriger ces mots, filmer des acteurs qui se les approprient et nous les rendent. Oui, rendre hommage à la trivialité de ces mots ou à leur mystère. Soit, par le génie propre au cinéma, faire poudroyer la grandeur de la fiction dans un terrain dévasté, des vies fracassées. C’est un projet humble. Et son ambition me submerge. C’est cette ambition que je veux embrasser. Au cœur du film, se trouve la question de l’inhumain. Qu’est ce qui est humain, qu’est- ce qui ne l’est plus ?

À travers le regard du commissaire Daoud, tout s’avère profondément humain. La souffrance comme le crime. Pour Daoud, le travail de la loi est de faire rentrer dans l’humain ce qui d’abord nous a plongé dans l’effroi. … Daoud demande à Claude si son enfant est en foyer. Oui, répond-elle. C’est bien, conclut Daoud. Parce qu’il croit en la loi, au progrès, au pardon. Peut-être le foyer sauvera-t-il cet enfant. C’est ce pari fou de la loi qu’embrasse Daoud. …

Le crime n’est pas montré. Mais les deux meurtrières vont rejouer la scène, autour d’une absence. À Daoud, elles offrent leur témoignage, et reviennent ainsi parmi l’humanité. À la suite de Daoud, je veux offrir un visage à ces deux femmes, me reconnaître en elles, sans les juger. Pour cela, il y a des juges et je n’en suis pas…

C’est le plongeon vertigineux auquel je me suis attelé tout au long de cette écriture. La part que j’ai réservée à la fiction fut le portrait des flics. Il me fallait les détailler un peu. Deux flics s’opposent et sympathisent. Louis, jeune catholique maladroit, à qui la grâce a manqué. Il ne cesse de se tromper. Et Daoud, sans famille ni religion, qui sait en un regard reconnaître le mensonge de la vérité. Parce qu’à Daoud, rien n’est étranger. Étranger dans sa propre ville, honni par sa famille, Daoud sait s’identifier à tous ceux qu’il croise. Il partage leur humanité. Comment pourrait-il ne pas les comprendre ?

S’il m’a fallu ici utiliser la fiction, je n’ai pas voulu pour autant la lester de roman. Il m’a semblé que le romanesque est aujourd’hui partout à la télévision. Ces policiers, je les ai voulus plus iconiques que romanesques. Il m’a semblé que ce statut d’icônes, leur silence, portaient plus de vérités que les digressions. Qu’est-ce qui fait tenir Bourvil dans Le Cercle Rouge ? Une phrase de son supérieur : tous les hommes sont coupables. Qu’est-ce qui fait tenir François Périer dans Le Samouraï ? La pure présence de l’acteur, et l’attention aux gestes. C’est à ce laconisme et à cette attention que j’ai voulu me dédier.

Daoud est un œil, et une oreille. Il voit le monde, et l’accepte. Comme me l’enseignait Serge Daney.

Drame policier français d'Arnaud Desplechin. 12 nominations au festival de Cannes 2019. 3,8 étoiles AlloCiné.

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