Histoire extraordinaire : Victor de l'Aveyron l’enfant sauvage

Né vers 1790, peut-être dans le Tarn, il s'est réfugié dans l'Aveyron. Il est décédé en 1828, à Paris. Une approche clinique montre que ses nombreuses cicatrices atypiques ne relèvent pas de la vie en forêt, mais de maltraitance grave et de tentative d'homicide (longue cicatrice linéaire en regard du larynx, causée par un objet tranchant). Sa désocialisation apparaît mineure (il vient se chauffer près du feu dans les maisons, accepte de manger des aliments cuits et de dormir dans un lit, etc.), voire insignifiante si on la compare avec celle de l'autre enfant sauvage Marie-Angélique le Blanc. Victor de l'Aveyron a été rétrospectivement décrit comme un enfant autiste, probablement abandonné par sa famille...

Découverte
En 1797, un enfant d'environ 9-10 ans est aperçu dans le Tarn, mais ce n'est que deux ans plus tard qu'il sera attrapé par des hommes et des chiens après s'être bien débattu, escorté au village de Lacaune et recueilli par une veuve. L'enfant ne se nourrit que de végétaux crus, ou qu'il a cuits lui-même. Il fugue au bout d'une semaine.

En 1799, durant l'hiver, l'enfant passe du Tarn à l'Aveyron. Le 6 ou 8 janvier 1800, un enfant nu, voûté, aux cheveux hirsutes, est débusqué par trois chasseurs. Il s’enfuit, sort des bois et se réfugie dans la maison du teinturier Vidal, à Saint-Sernin-sur-Rance. Il ne parle pas et fait des gestes désordonnés. D'après Dagognet, « il marche à quatre pattes, se nourrit de plantes, est velu, sourd et muet. » Il est envoyé trois jours plus tard dans un orphelinat de Saint-Affrique, puis le 4 février à Rodez. L'aliéniste Philippe Pinel, médecin de l'hôpital de Bicêtre, fait un rapport sur cet enfant sauvage et considère Victor comme un malade mental, un idiot de naissance.

Chez le docteur Itard
C’est l'abbé Bonnaterre, naturaliste, qui le récupère et l’emmène à l’École centrale. Le ministre Lucien Bonaparte réclame son transfert à Paris. Il arrive donc dans la capitale le 6 août 1800. Le voilà livré à la curiosité de la foule et des savants. Toutes sortes d’hypothèses, même les plus absurdes, ont été formulées à son sujet. En particulier, on ne sait pas si son retard mental était dû à son isolement ou si un handicap mental préalable avait conduit à son abandon vers l’âge de deux ans.

En 1801, l'enfant est confié au docteur Jean Itard qui lui donne le prénom de Victor après s'être aperçu qu'il savait juste prononcer la lettre O. Personne ne croit à sa réinsertion sociale, mais Itard s’attelle à la tâche. Il publie un mémoire la même année et un rapport en 1806 sur ses travaux avec Victor de l’Aveyron. Pendant cinq années, il travaille à la réinsertion sociale de cet enfant, mais considère comme un échec personnel son incapacité à parler.

Victor est confié à une certaine madame Guérin qui reçoit une pension annuelle de 500 francs et le soigne pendant 17 ans, de 1811 à sa mort en 1828, dans une maison de l’impasse des Feuillantines à Paris. Son corps est jeté dans une fosse commune sans que soit pratiqué d'autopsie.

Remise en cause de la thèse de l'« enfant sauvage

Le rapport de Bonnaterre (1800) et les premiers doutes

Le premier homme de science qui examina Victor, dès 1800, est le naturaliste Bonnaterre, professeur d'histoire naturelle. Il fit un examen clinique des plus soigneux, mesurant au millimètre près sa taille (136 cm) et ses plus importantes cicatrices, puis écrivit un long rapport très objectif, qui laisse un doute considérable sur l’existence sauvage de ce garçon (« Notice historique sur le sauvage de l'Aveyron… », an VIII de la République)

Pages 24-25 : « On chercha à me persuader qu’il se nourrissait de racines et autres végétaux crus ». Bonnaterre pose alors sur la table divers aliments crus et cuits. Victor les rejeta tous sauf « les pommes de terre, qu’il jeta au milieu du feu pour les faire cuire ».

Page 30 : Victor ne sait pas faire de feu, et ses légumes préférés ne poussent pas à l’état sauvage. « On connaît les champs et les jardins où il allait chercher les pommes de terre, les navets ».

Par deux fois Bonnaterre s’étonne que Victor « a la peau blanche et fine » et « qu’il a tout son corps couvert de cicatrices » (pp. 30, 31, 48), « dont la plupart paraissent avoir été produites par des brûlures ». Il relève notamment 4 cicatrices de brûlures sur le visage et une cicatrice transversale de 41 millimètres en regard du larynx, semblant causée par une lame tranchante.

Pages 24 et 44 : « Le monde vint en foule pour voir cet enfant, qu’on disait être un sauvage. J’y courus aussitôt, pour juger du degré de croyance que méritait ce bruit populaire. Je le trouvai assis auprès d’un bon feu, qui paraissait lui faire grand plaisir ». « Cet empressement à se chauffer, et le plaisir qu’il témoigne à l’approche du feu, m’avaient fait soupçonner que cet enfant n’avait point vécu, comme on le disait, dans un état de nudité absolue ».

Controverse : enfant sauvage ou enfant martyr ?

Parmi les tout premiers témoignages visuels, le Journal de Paris publiait une lettre du 23 mai 1800, qui remet en cause l'existence sauvage de Victor, lettre que l'on a occultée pour maintenir la légende : « Il avait conservé une blancheur de peau qui paraît bien contraster avec cet état [la sauvagerie]. »

Le chirurgien Serge Aroles, qui a confronté l'ensemble des données d'origine (1800-1801) sur Victor avec les archives de dizaines d'autres cas d'enfants sauvages qu'il a retrouvées de par le monde, couvrant un panorama de six siècles (1304-1954), conclut qu'il est un des rares à ne présenter aucune aptitude à la survie, ni à la plus élémentaire défense. « Il ne sait pas même casser une noix avec une pierre (ce sont les hommes qui lui apprendront cela ensuite), ni jeter une pierre dans un but précis. »

Alors que Victor craint l'eau et la hauteur, le film de François Truffaut le représente « s'ébrouant dans les rivières et perché sur les branches », ce qui a donné une fausse image dans l'opinion publique, fort éloignée de la vérité. Alors que Victor était « de couleur blanche, sale, sans plus », ce qui remit en cause son supposé ensauvagement, le même film le représente noirâtre tel un authentique enfant des forêts, laissant ainsi une belle image idéalisée.

Dès 1800, le citoyen Guiraud évoquait l'hypothèse qu'il fût un enfant maltraité, levant chaque fois les bras à la vue d'une corde par habitude d'être attaché. L'analyse par le docteur Aroles des très nombreuses cicatrices de ce garçon, notamment causées par des brûlures de localisations atypiques (face postérieure des membres), et de sa longue lésion à la gorge en regard du larynx (4 cm) faite par une lame tranchante, couplée à l'absence de toute aptitude à la survie, lui fit conclure que Victor « était un faux enfant sauvage, mais assurément un authentique enfant martyr. »

Aroles explique que le larynx de Victor n'a pas pu avoir été épargné par une telle longue plaie tranchante à son regard (ce qui fut la vraie cause de la mutité de ce garçon, imputée à tort à son supposé ensauvagement), et il soulève l'hypothèse que l'on avait voulu tuer cet enfant très jeune. Par analogie avec Victor, et loin de la fausse image idéalisée de l'heureux enfant des forêts, Aroles donne des dizaines d'autres faux cas d'enfants sauvages (de l'Inde jusqu'au Salvador), victimes de maltraitance gravissime, incluant des mutilations, des langues coupées, etc., causées par la main de l'homme, puis attribuées aux aléas de la vie en forêt. Ces histoires furent reprises sans aucun discernement, telle celle des célèbres enfants-loups de l'Inde, Amala et Kamala, qui relèvent, selon Serge Aroles, « moins de la science que de la justice ».

Comparaison avec le cas de Marie-Angélique le Blanc

Serge Aroles oppose de nombreux traits de comportement de Victor à ceux d'un autre cas d'enfant sauvage qu'il a étudié, Marie-Angélique le Blanc. Il relève que, contrairement à Marie-Angélique, celui-ci craint la hauteur et peine à grimper aux arbres, ne sait ni chasser, ni pêcher ni nager (il « craint le contact de l'eau, fût-ce même pour se rincer les doigts ») et « mange ce qu'il trouve au sol ». Il ne craint pas le feu et « erre près des villages, où il recueille des légumes et […] vient parfois se chauffer dans les maisons ». Il n'a développé aucun moyen de défense en cas de menace et n'est pas effrayé en cas de contact physique (« il adore être chatouillé et rit aux éclats »). Contrairement encore à Marie-Angélique, il ne refuse pas de dormir dans un lit et accepte de manger le pain de seigle commun dans la région. Enfin, il est « de couleur blanche, sale, sans plus, alors qu'un authentique enfant sauvage est noir de terre et de crasse. » Pour cet auteur, « ces deux récits sont incompatibles avec le même statut d'enfant de la nature ».

Recherche de l'origine de Victor

Victor ayant été vu et revu durant des années en périphérie des villages, dans une aire assez précise, couvrant la lisière du Tarn et de l'Aveyron, la recherche de son origine fut entreprise par Serge Aroles, au début des années 1990, après qu'il fut entré en contact avec Thierry Gineste. Tous deux médecins (l'un chirurgien et l'autre psychiatre), ils sont les découvreurs de la quasi totalité des archives inédites relatives à la fille sauvage Marie-Angélique le Blanc (Serge Aroles) et à Victor de l'Aveyron (Thierry Gineste).

Ils convinrent que, Victor ne sachant pas nager, il ne pouvait venir de fort loin, ne pouvant franchir les fleuves et les rivières, contrairement à la petite Amérindienne Marie-Angélique le Blanc, qui excellait dans l'art de la natation, et qui ne fut jamais arrêtée par quelque obstacle lors de sa décennie de survie en forêt (1721-1731).

Ce qui semblait favoriser cette recherche est que Victor naquit sous la période des registres paroissiaux tenus par les curés (supprimés à la Révolution par le décret du 20 septembre 1792) et que les registres de cette époque sont assez complets, doublés par la collection des greffes des bailliages. Les curés des petits villages étaient très inquisitifs, veillant à ce que nulle naissance ne soit soustraite à leur enregistrement, laissant parfois de longues interrogations écrites à propos des enfants nés hors mariage, et aussi de nombreuses mentions marginales, relatives à la vie locale : faits divers, météorologie, récoltes, etc.

Ainsi, Serge Aroles releva des centaines de baptêmes de garçons antérieurs à 1793 dans cette aire, mais abandonna la recherche après avoir constaté que la période subséquente était initialement celle du désordre de ces registres : lacunes, premiers officiers d'État civil incompétents, présence de familles étrangères à la région, ayant fui les tourmentes de la Révolution, et qui faussaient toutes les données, etc.

Les minutiers des notaires, riches pour le Tarn et l'Aveyron, recèlent probablement quelque secret relatif à la famille de Victor.

Conclusion
Plusieurs psychiatres ont relevé chez Victor des symptômes typiques de l'autisme, et posé un diagnostic rétrospectif, du fait qu'il était non-verbal.

Texte sous licence CC BY-SA 3.0. Contributeurs, ici.


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