Monsieur

Ratna est domestique chez Ashwin, le fils d'une riche famille de Mumbai. En apparence la vie du jeune homme semble parfaite, pourtant il est perdu. Ratna sent qu'il a renoncé à ses rêves. Elle, elle n'a rien, mais ses espoirs et sa détermination la guident obstinément. Deux mondes que tout oppose vont cohabiter, se découvrir, s'effleurer...  

La façon dont les Indiens aisés des villes traitent leurs domestiques est un secret inavouable. Même  les individus en apparence les plus évolués et progressistes ont intégré une hiérarchie très clairement définie, car les normes sociales sont tellement enracinées qu’il est presque impossible de les combattre. La fracture des classes sociales en Inde aujourd’hui est aussi forte que la discrimination raciale aux États‑Unis des années 1950.

La différence est qu’ici elles ne sont même pas identifiées comme un problème. Il est considéré totalement normal d’exploiter, ignorer et traiter comme inférieures des personnes qui vivent et travaillent dans les foyers aisés. Une histoire d’amour entre un patron et sa « servante », comme on les appelle toujours, et comme ils s’appellent eux-mêmes, conduirait ces deux personnes au ridicule et à la honte. Nous sommes totalement embourbés dans un système de castes. Je dis nous car je me sens tout aussi impliquée dans cela.

Dans mon enfance, j’avais une nounou qui habitait sous notre toit, et je ne comprenais pas le fait qu’elle vive dans notre maison tout en étant traitée comme inégale, inférieure. Les domestiques en Inde, encore aujourd’hui, ne s’assoient pas dans les mêmes fauteuils que les personnes pour lesquelles ils travaillent. Ils n’utilisent pas le même verre pour boire de l’eau… Il existe une séparation pour tout. Ils peuvent parfaitement bien dresser la table pour un repas, mais eux, ils mangeront à même le sol dans la cuisine, dans des assiettes en métal. Ils dorment également à même le sol, sur des matelas ou des nattes de bambou qui sont déroulées dans une cuisine ou dans un couloir, discrètement roulées et rangées le jour.

Les gens vivent côte à côte, dans un espace intime, mais divisé, où deux mondes complètement différents coexistent sous le même toit. C’est le monde dans lequel se passe cette histoire. Néanmoins, Monsieur n’est pas un traité de classe ou de culture. C’est l’histoire humaine d’un amour qui transcende les normes sociales. Quand Ashwin commence à éprouver quelque chose pour sa domestique, qui est la seule personne qui le comprend, il lutte contre ses sentiments. Car même ne serait-ce qu’imaginer une relation avec elle est complètement tabou. Il va devoir se demander qui il est vraiment en tant qu’homme et s’il peut assumer la société dans laquelle il vit… Ratna, domestique, est veuve et a très peu de ressources financières.

Mais elle a ses rêves et travaille dur vers ce qu’elle imagine être une nouvelle vie. Elle n’est pas limitée par son statut actuel dans la société. En fait, Ashwin est beaucoup plus pris au piège qu’elle. Visuellement, nous voyons que le monde de Ratna est ouvert. Nous la voyons à la campagne, et même à l’extérieur dans la ville, s’engager avec tout ce qui est autour d’elle. Ashwin, au contraire, est piégé dans sa voiture climatisée, son bureau et sa maison… C’est un cocon privilégié qui l’étouffe. Il essaie de faire ce qui est juste par rapport à sa famille, mais peut-il être fidèle à lui-même tout en restant «bon» aux yeux des autres ? La conception de l’éclairage reflétera les contrastes de ces deux personnages. Le monde de Ratna est plus dynamique, plus naturel et plus rude. Ashwin est plus subtil et contenu.

Dans l’appartement les couleurs sont limitées, et la lumière est contrôlée, filtrant à travers les stores ou l’éclairage artificiel. Cela changera lentement à mesure que son monde change et que la normalité est menacée. Souvent, les personnages seront encadrés par des portes, ou vus à travers des fenêtres qui divisent l’espace afin de souligner leur relation à l’espace, autour d’eux et en eux-mêmes. Quand Ashwin commence à remarquer Ratna, elle émerge de l’ombre pour nous aussi.

Mais l’espace entre eux est toujours barré. Le plateau qu’elle utilise pour le servir est un exemple, qui nous rappelle l’obstacle qui les sépare. Je voudrais permettre aux silences dans le film de parler de tout ce qui ne peut pas être dit. J’aime l’utilisation de la musique chez Wong Kar Wai où nous ressentons la complexité des émotions, sans explications verbeuses. La musique dans le film devra être aussi proche de la pensée, ce qu’on ne peut retranscrire par l’image ou les mots.

Bombay joue un rôle central dans le film. C’est la ville des possibles, pour Ratna et sa sœur. Par exemple, lors de son premier voyage dans la ville, Ratna se permet de porter des bracelets, ce qui est tabou pour une veuve. Bombay leur permettra de construire leur vie. Pour Ashwin, Bombay est confortable, mais peu enthousiasmante. Nous voyons la ville de leurs deux points de vue, fermée pour lui, ouverte et inspirée pour elle.

Monsieur est une histoire d’amour, mais c’est surtout un film qui dénonce l’impossibilité pour la femme et la veuve indienne d’être une figure puissante. Je ne veux pas qu’on éprouve de la pitié pour Ratna. Elle est inspirante et nous devons tomber amoureux d’elle, tout comme Ashwin… parce que je crois que l’amour est la plus puissante incitation à repenser notre vision du monde. 

Drame romantique franco-indien de Rohena Gera. Grand prix du Festival International des Jeunes Réalisateurs de Saint-Jean-de-Luz 2018. Prix du public au Festival du film de Cabourg 2018. Prix Fondation Gan à la Semaine Internationale de la Critique, Cannes 2018. 3,8 étoiles AlloCiné.


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