Madame de Joncquières

Madame de La Pommeraye, jeune veuve retirée du monde, cède à la cour du marquis des Arcis, libertin notoire. Après quelques années d’un bonheur sans faille, elle découvre que le marquis s’est lassé de leur union. Follement amoureuse et terriblement blessée, elle décide de se venger de lui avec la complicité de Mademoiselle de Joncquières et de sa mère... 

Qu’est-ce qui vous a intéressé à vous plonger dans un film d’époque ?
Plusieurs choses. D’abord, le marquis des Arcis et Madame de La Pommeraye possèdent ce mélange de démesure et de délicate civilité qui fait cette saveur et ce piquant uniques des personnages de cette époque ! Ils savent argumenter et raisonner (pour prouver ou se prouver une chose comme son contraire) si brillamment !

Même si nous parlons toujours beaucoup de nous-mêmes ou de ce que nous ressentons aujourd’hui, c’est quelque chose qui paraîtrait moins « naturel » chez des personnages contemporains que chez des personnages du 18e  siècle. Une autre raison est qu’un film en costume est un peu comme un film de science-fiction. Cette distance avec notre réel peut paradoxalement nous rapprocher  plus immédiatement de notre imaginaire et de notre monde intérieur. Ce film s’adresse surtout à notre réalité sentimentale et morale bien plus qu’à notre réalité extérieure.   

Une femme rancunière, capable de tous les excès pour faire payer ses souffrances. Un homme volage. Une mère et une fille qui se prostituent. Mais vice et vertu sont entrelacés. Et chacun de ces personnages, par l’écriture, acquiert une âme, des vertus justement.
Toutes ces dissimulations, corruptions, mensonges, trahisons, tout cela est fait au nom de l’amour. Aucun de tous ces personnages n’est épargné par l’amour. Et si la loi (et la loi morale) condamne quiconque fait du mal au nom de l’amour, ce n’est pas le cas de la fiction.

Médée tue peut-être, mais elle aime. Idem pour la marquise, elle se venge diaboliquement, admirablement même, cruellement, mais elle aime. Quelque chose en nous, au cinéma, en littérature, fait qu’on aime les gens qui aiment. C’est une bien étrange loi que celle-ci. Et qui ne fonctionne pas nécessairement dans le monde réel. 

Comment juger les personnages de cette histoire ?
C’est la question qui est à l’œuvre dans tout le film. Ce n’est pas un récit fait pour nous délivrer une pensée, mais un récit fait pour nous donner à penser. Les personnages font des choses tout aussi louables qu’haïssables. Et c’est impossible de les enfermer dans une case, dans une opinion toute faite. À l’occasion de la disparition de Philip Roth j’ai entendu ce passage :  « Le fait est que comprendre les autres n’est pas la règle, dans la vie.

L’histoire de la vie, c’est de se tromper sur leur compte, encore et encore, encore et toujours, avec acharnement et, après y avoir bien réfléchi, se tromper à nouveau. C’est même comme ça qu’on sait qu’on est vivant : on se trompe. Peut-être que le mieux serait de renoncer à avoir tort ou raison sur autrui, et continuer rien que pour la balade. » J’aime ce mot de « balade » car cela m’évoque aussi ce temps devant un film, le chemin sinueux de nos pensées et sentiments jusqu’à la fin... et parfois après la fin quand le film nous donne à penser. 

On pense aux LIAISONS DANGEREUSES, texte contemporain de JACQUES LE FATALISTE. Les personnages nobles, la manipulation, la cruauté, l’opposition entre le libertinage et la dévotion existent dans les deux textes.
La grande différence est qu’il n’y a aucun cynisme chez Diderot, les personnages ne sont pas désabusés. Cependant Madame de Merteuil et Madame de La Pommeraye ont indéniablement des points communs. Diderot comme Laclos font des portraits de femmes dont l’intelligence surpasse celle des hommes et ce n’est pas un trait courant dans la littérature d’antan.

En outre elles sont toutes les deux des femmes indépendantes car nobles et veuves. Il ne faut pas oublier que les veuves nobles et les riches courtisanes sont les premières femmes qui ne dépendent pas de l’autorité d’un mari.   

Au centre de tout cela, il y a le portrait d’une femme qui se venge.
La vengeance au cinéma est intéressante à filmer parce qu’elle prolonge notre imaginaire, elle nous fait voyager dans des contrées où notre sur-moi nous empêche d’aller.

Madame de La Pommeraye est fascinante par ses excès, elle s’autorise des comportements que la plupart d’entre nous ne se permettraient qu’en imagination. Et elle le fait avec une intelligence stupéfiante.

Le naturel d’Edouard Baer est confondant, il parle la langue du 18e  siècle comme si c’était la sienne.
Mais c’est un peu la sienne. Quand on l’écoute, quand on le voit, c’est un marquis ! Edouard était une évidence. Son élocution, sa distinction, sa décontraction font que tous les dialogues lui allaient comme un gant.

Le marquis, pour qui la marquise est une confidente, ne dissimule rien. Il est la sincérité et la spontanéité même.
Il est sincère même dans sa vie de séducteur, il le dit : « Je ne séduis pas, je suis séduit ». C’est pour cela qu’il séduit, parce qu’il est plus sincère que la plupart des hommes. C’est quelqu’un qui a le goût de la vérité, un vrai libre penseur. Et c’est d’ailleurs en revoyant son travail au théâtre autour de UN PEDIGREE de Modiano que j’ai été absolument convaincu qu’Edouard pouvait interpréter la sincérité d’une façon unique, d’une façon si belle et profonde.   

Le siècle des Lumières est obsédé par les pouvoirs de la raison. En ce qui concerne les affaires du cœur et du désir tout se complique. Ici les personnages semblent être pris au piège de leurs propres désirs.
Mais est-ce que les choses ont changé depuis ? À quelle loi soumettre la raison en amour ? Et aime-t-on vraiment lorsqu’on est raisonnable ? Il semble que le jeu des questions est peut-être plus important que celui des réponses. Et c’est peut-être sur nos troubles que les Lumières ont jeté le plus de clarté. 

Propos recueillis par René Marx le 1er juin 2018.

Drame romantique d'Emmanuel Mouret avec Cécile de France et Edouard Baer. 4 étoiles AlloCiné.


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