Faute d’amour

Boris et Genia sont en train de divorcer. Ils se disputent sans cesse et enchaînent les visites de leur appartement en vue de le vendre. Ils préparent déjà leur avenir respectif : Boris est en couple avec une jeune femme enceinte et Genia fréquente un homme aisé qui semble prêt à l’épouser. Aucun des deux ne semble avoir d'intérêt pour Aliocha, leur fils de 12 ans. Jusqu'à ce qu'il disparaisse... 

Vous insistez beaucoup dans votre film sur l’association « Liza Alerte »…
Mon coscénariste, Oleg Neguine, a fortuitement découvert l’existence du mouvement « Liza Alerte » créé en 2010, composé de volontaires bénévoles qui cherchent les personnes disparues de tous âges, des enfants aux seniors – ces derniers, parfois, sortent de chez eux, sont désorientés et se perdent. Il était important pour moi de souligner la manière dont travaillent ces volontaires – c’est pour cela que j’ai mis cette description, à la table, dans la bouche du chef de brigade.

Ces gens font cela gratuitement – c’est une question de principe, ils ne veulent pas devenir une entreprise commerciale et n’acceptent que des dons en nature : véhicules, équipement, vêtements, torches, talkies, etc. L’organisation n’existe que depuis sept ans mais compte déjà plus d’un millier de volontaires rien qu’à Moscou. Sur les 6150 personnes disparues en 2016, « Liza Alerte » en a retrouvé 89%. Il arrive aussi qu’à l’inverse, ces volontaires trouvent des gens perdus et se mettent en quête de leurs familles. 

Comment avez-vous auditionné l’enfant ?
L’enfant a été long à trouver. J’ai dû en voir environ deux cent cinquante. J’ai lancé un casting à Moscou et à Saint-Pétersbourg. Je ne leur faisais pas répéter une scène, d’autant plus que l’enfant n’a quasiment pas de répliques. Je discutais avec eux. Lorsqu’il n’en restait plus que quelques-uns, je leur ai donné un exercice à faire : je leur disais de se mettre dans un coin et de pleurer. Je leur ai demandé de penser à une chose très triste, la perte d’un être cher ou une situation qu’ils voudraient ne jamais vivre. C’est tout.

Et Matveï Novikov s’en est tiré haut la main. Et c’est d’ailleurs comme ça que j’ai procédé pour tourner la scène où il est derrière la porte : Matveï ne connaissait pas du tout l’histoire et n’avait aucune idée de ce qui se passait dans la cuisine à ce moment-là. Je lui ai juste demandé de pleurer à chaudes larmes pendant quelques secondes, le temps que la caméra s’approche de lui, puis de se cacher le visage dans les mains. On a fait huit prises – je ne me souviens plus si j’ai gardé la cinquième ou la septième.  

Pensez-vous que l’absence d’amour se transmette de génération en génération ? L’image de la mère de Genia semble donner des clés sur le comportement de cette dernière.
Je sais que les psychiatres utilisent une expression : « le scénario qu’écrivent les parents à leurs enfants ». Ils l’écrivent par leur seul comportement, leur seul rapport à la vie… On transfère sur soi le regard qu’ont porté nos parents sur celle-ci. Cela laisse des traces…

Cependant, je ne veux pas me laisser entraîner  à dire qu’on hérite de nos parents l’absence d’amour, fût-elle bien réelle. Je ne veux pas dire qu’on est dans la répétition permanente et que nos parents sont à l’origine de tous nos comportements : on ne peut pas toujours se référer à eux, l’homme est responsable de lui-même devant lui-même.

Par ailleurs, dès lors que le pays où l’on vit n’est pas un pays libre, qu’on y étouffe, qu’on y est à l’étroit, qu’on ne donne pas aux gens la possibilité de se développer, de vivre paisiblement, confortablement, protégés par des lois, il va de soi que cela a un impact sur nos actes. 

Que s’est-il donc passé dans la société russe pour qu’aujourd’hui y prédominent égoïsme et individualisme ?
Je pense que le saut abrupt dans le capitalisme a rendu les gens différents : « l’autre » est devenu un ennemi, un concurrent. Il n’est plus un partenaire, un ami, un camarade. Nous ne sommes plus égaux. Cette concurrence est plus aiguë en Russie qu’en Occident, dans des pays tout aussi capitalistes. Je ne sais pas pourquoi nous sommes si différents de vous dans des contextes analogues. 

La disparition de l’enfant change-t-elle, in fine, les parents ?
Les spectateurs du film sont les seuls à avoir vu Aliocha en larmes derrière la porte. Les parents, eux, ne l’ont pas vu. Il n’y a donc aucune prise de conscience de leur part au moment de la disparition. Boris va même jusqu’à laisser entendre qu’il va se prendre une bonne raclée quand ils vont le retrouver.

Il ne faut pas oublier qu’il ne se passe que 24 heures entre la disparition et la morgue. Ils sont juste sous le choc de la disparition. Donc, non, sur le moment, ils n’ont rien compris. À la morgue, ils sont saisis par un repentir tragique, mais ils ne reviennent pas sur leur relation à leur fils. Puis, on les retrouve quelques années plus tard.

On peut voir que Boris n’a pas changé. Genia en revanche, semble avoir un peu vieilli, mais le couple qu’elle a reconstruit ne semble pas être plus heureux.

Propos recueillis et traduits du russe par Joël Chapron, Sotchi, 9 juin 2017.

Drame russe de Andrey Zvyagintsev. Prix du jury et cinq nominations, festival de Cannes 2017. 4,1 étoiles AlloCiné. 


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