Carré 35

« Carré 35 est un lieu qui n’a jamais été nommé dans ma famille ; c’est là qu’est enterrée ma sœur aînée, morte à l’âge de trois ans. Cette sœur dont on ne m’a rien dit ou presque, et dont mes parents n’avaient curieusement gardé aucune photographie. C’est pour combler cette absence d’image que j’ai entrepris ce film. Croyant simplement dérouler le fil d’une vie oubliée, j’ai ouvert une porte dérobée sur un vécu que j’ignorais, sur cette mémoire inconsciente qui est en chacun de nous et qui fait ce que nous sommes »... 

Est-ce que votre frère et vous aviez entendu parler de Christine, votre sœur décédée quand vous étiez enfants ?
Nous entendions parfois parler d’une petite fille mais toujours en espagnol, c’est-à‑dire dans la langue maternelle de nos parents, celle qu’employaient les adultes de ma famille quand ils se réunissaient l’été pour discuter et dire des choses que les enfants ne pouvaient ou ne devaient pas comprendre. Mais à cette époque je comprenais déjà un peu l’espagnol. Christine était donc cachée sans l’être tout à fait. 

Comment avez-vous eu l’idée de réaliser un film sur cette histoire ?
 Les personnes que je voulais questionner sont mortes les unes après les autres. Une tante, un oncle... J‘ai eu la sensation que je n’allais jamais rien pouvoir découvrir sur Christine. Apprenant que mon père devait commencer une chimiothérapie de toute urgence, je me suis décidé à l’interroger. Tout ce qu’il m’apprenait, je le filmais et le mettais de côté. Je prenais de nombreuses notes. J’ai ensuite interrogé ma mère et j’ai procédé de la même manière. À ce moment-là, j’ai commencé à lire des livres de psychanalyse comme ceux de Maria Torok et Nicolas Abraham qui avaient effectué des travaux dans les années 30 sur ce qu’ils appelaient « les cryptes au sein du moi ». Au fur et à mesure de ce processus d’écriture et de lecture, j’ai commencé à comprendre pas mal de choses sur ma mère. Moi-même, j’avais fait une psychanalyse qui m’a sans doute beaucoup aidé dans ce long processus de dévoilement de la vérité. Notes après notes, j’ai fini par coucher tout ça sur du papier. J’avais enfin une sorte de squelette. Les circonstances de ce film me font songer à ce que Jung appelle la synchronicité. J’étais là au bon moment, au bon endroit, dans l’état d’esprit adéquat. 

C’est votre père que vous avez interrogé en premier ?
Oui, je savais que mon père allait bientôt mourir, je me suis forcé à aller le plus loin possible car je voulais désormais tout savoir. Je ne l’aurais sans doute pas fait dans d’autres circonstances. C’était la dernière occasion pour moi d’apprendre la vérité sur Christine. Et ça a finalement pris du temps car si la censure est une chose, l’autocensure en est une autre. Je me rendais compte que je n’étais certainement pas la bonne personne pour poser des questions sur Christine. Au début des interviews, les vraies questions, les questions justes, je n’osais pas les formuler, alors qu’il suffisait simplement de les poser. Mais quand traine un tel non-dit, et depuis si longtemps, c’est compliqué. 

Pourquoi n’aviez-vous jamais osé interroger vos parents à propos de votre sœur ?
 Il y a une culture du secret dans ma famille. Un enfant sait très bien que s’il parle de certains sujets, il va déclencher un cataclysme. De quelle façon cela s’insinue‑t‑il en lui ? Insidieusement, les adultes le lui font comprendre. Puis l’enfant le sent, il s’en doute. C’est dans l’air. Il finit par développer des réflexes qu’il intègre dans ses comportements de vie communautaire. 

Comment votre mère a-t-elle réagi quand elle a compris que vous faisiez un film sur Christine ?
Je lui ai d’abord dit que je réalisais un film sur notre famille. Mais je crois qu’à force de m’entendre parler de Christine, elle a parfaitement compris ce que j’étais en train de faire. Au fur et à mesure, elle a fini par se détendre comme au cours de cette scène dans la voiture où elle est parfaitement à son aise. C’est comme ça que j’ai appris les circonstances de la mort de sa propre mère. 

Depuis que ce film est terminé, êtes-vous encore hanté par Christine ?
Ce qui me hante, c’est cette pensée dont parle si bien Annie Ernaux à propos de sa propre sœur : si Christine n’était pas morte je ne serais probablement pas né. Avec ce film je lui donne à mon tour un peu de cette vie que sa mort m’a donnée. Il y a une grande émotion en moi toujours présente. J’ai hâte que le film soit livré aux spectateurs. Et puis je suis heureux d’éviter à mon fils de porter cette histoire comme moi-même je l’ai portée. Christine n’est plus un fantôme, elle peut enfin trouver son repos dans la terre du Maroc.

Documentaire d'Eric Caravaca. Une nomination au festival de Cannes 2017. 4,1 étoiles AlloCiné.


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