A mon âge, je me cache encore pour fumer

Au cœur du hammam loin du regard accusateur des hommes, mères, amantes, vierges ou exaltées islamistes, des fesses et des foulards de Dieu se confrontent, s’interpellent entre fous rires, pleurs et colères, bible et coran… avant le sifflement d’un poignard et le silence de Dieu...

Note d’intention de la réalisatrice, Rayhana
Le hammam s’est imposé du point de vue philosophique et ancestral comme lieu cathartique de mise à nue. Dans ma société le hammam est un des rares lieux où une femme peut aller sans réprimande. Sauf pour les islamistes qui du jour au lendemain ont décidé que le hammam aussi était "Hram" (illicite) car lieu de nudité : une femme ne doit montrer son corps qu’à son époux.

L’idée de ce texte germait déjà dans ma tête en Algérie dès le début des années 90 : le 21 juin 1990, le FIS (Front islamique du salut) remporte massivement des voix lors des élections communales, premières élections “ libres et démocratiques ” dans l’histoire algérienne, après que le pouvoir en place ait instauré le multipartisme pour calmer la révolte du printemps algérien : octobre 88, premier printemps arabe dans l’histoire.

Le bilan des cinq journées d’émeutes serait de plus de 400 morts. Le FIS n’a pas agi en tant que parti politique, avec un programme politique et économique clair, mais plutôt comme un obturateur contre un système que le peuple algérien voulait changer, coûte que coûte, en s’accrochant à celui qui criait le plus fort. Les injustices sociales et politiques, la pauvreté, la dette colossale et les réformateurs du FMI, la pauvreté intellectuelle, au nom d’une pseudo démocratie, ont propulsé le discours obscurantiste, rétrograde et arriéré du FIS à avoir une aura auprès du peuple.

Les premières règles islamistes que le FIS instaura dans les villes sous son contrôle ont été celles à l’encontre des femmes, devenues ennemies numéro 1 : “ Les femmes sont la racine du mal, cause de la décadence dans le monde, un fléau à mater. Elles sont la cause du chômage, il faut les voiler et les renvoyer chez elles… ”. Fin de la mixité dans les écoles, dans les hôpitaux, dans les queues devant les boulangeries comme aux arrêts de bus… autant d’aberrations et de violences à notre encontre. Des actes de violence sont alors perpétrés contre ceux et celles qui refusent de respecter leurs règles. J’ai alors pris conscience que nous, femmes, avions plus encore à perdre que les hommes.

Que le combat que nous menions depuis l’Indépendance pour l’égalité des droits – bataille encore loin d’être gagnée – avec la montée fulgurante des intégristes, notre avenir devenait passé obscur. J’avais déjà écrit, mais en arabe algérien, pour le théâtre de Béjaia que j’avais rejoint comme comédienne après ma formation à l’Institut d’art dramatique, et où je suis restée jusqu’en août 99 quand j’ai dû m’exiler.

Quelques adaptations dont celle de La musique adoucit les mœurs de Tom Stoppard mais montée après mon départ. Fita Bent el Alouen que j’ai écrit et mis en scène a obtenu le Prix du Meilleur Spectacle au festival d’Alger. Mise à part la poésie en arabe et en français je n’avais pas tellement écrit. J’étais comédienne et j’aimais ça. À mon âge… est mon premier texte en langue française. Je n’ai pas quitté l’Algérie pour la quitter, je me suis exilée. C’est comme ça qu’on dit quand on devient une cible potentielle, non ? J’ai écrit la pièce deux ans après mon exil.

Un besoin urgent et irrésistible de témoigner et de crier face à l’Occident, sourd et aveugle, qui jouait à ne pas savoir : “ Qui tue qui ? ”.  Relayée par les médias, cette phrase nous tuait à coups de “ pourquoi ” alors que les terroristes revendiquaient leurs actions criminelles depuis les places publiques de Londres ou Paris… On les invitait sur les plateaux de télévision, on leur offrait visas, asile politique, de l’argent pour mieux nous assassiner.

Je ne pardonnerai jamais à la politique française d’avoir refusé un visa au très grand du théâtre algérien, Azzedine Medjoubi, metteur en scène, comédien et directeur du théâtre national, exécuté peu de temps après à la sortie du théâtre à Alger, dans la rue Molière… L’écriture me donnait le sentiment libératoire du poids de la culpabilité alors que des bombes et des hordes sauvages continuaient à terroriser mon peuple.

Des massacres de villages entiers, hommes, femmes et enfants violés, éventrés, égorgés à la scie…   

Mes personnages sont inspirés de femmes que j’ai connues, ou pas. De ma sœur amoureuse d’un homme qui n’a révélé son attachement à Dieu et tout ce qui en découle qu’après le mariage. De ma voisine que son mari battait sous n’importe quel prétexte. D’une grand-mère mariée à l’âge de 8 ans à un homme de 30 ans son aîné, qui certes ne l’a “ consommée ” qu’à sa puberté…

De ma vie de jeune adolescente qui rêvait du prince charmant qui m’emmènerait voguer en mer, puis de ma vie d’étudiante et de militante. Pour Zahia, l’islamiste, je me suis inspirée de ma meilleure amie qui venait d’une famille d’intellectuels militants de gauche. Elle m’avait initiée à la philosophie marxiste. Elle m’avait offert LE livre qui m’a ouvert les yeux: Principes élémentaires de philosophie sur l’idéalisme et le matérialisme. Une révélation. On s’était perdues de vue.

Un jour, en pleines années noires, dans une rue de Bab el Oued, j’ai reconnu un beau visage enveloppé dans un niquab noir. C’était mon amie. Celle du livre. Je ne comprenais pas : elle me parlait de son amoureux qui lui avait ouvert les yeux sur l’Islam, sur Dieu et les bienfaits du djihad, de ses parents qu’elle avait reniés car mécréants… Comme dirait Casimir, mes personnages sont un gloubi boulga de tranches de vies d’algériennes, méditerranéennes…

Après avoir reçu l’aide à la création du CNT (Centre National du Théâtre), mon texte a été sélectionné pour une lecture publique dans le cadre des Mardis du Rond-Point. Une lecture mise en espace par Fabian Chappuis, et lue par des comédiennes qui ont ensuite fait partie de la pièce créée à la Maison des Métallos.

À la fin de la lecture une femme d’un certain âge et apparemment "française de souche" est venu m’aborder. "Vous savez Madame, je pensais venir voir des femmes arabes, et bien je me suis vue". Je n’ai saisi l’ampleur de cette phrase qu’après le succès obtenu par la pièce créée aux Métallos le 9 décembre 2009. Le directeur des Métallos voulait que je la mette en scène. Je ne me sentais pas prête. Fabian l’a merveilleusement dirigée. Avec des actrices formidables.

Trois semaines plus tard Michèle Ray-Gavras et Costa-Gavras venaient voir la pièce. Le lendemain chez un ami, devant un café et piégée par la fumée épaisse de mes cigarettes que je fumais l’une après l’autre, Michèle m’annonçait :  - Qu’il fallait adapter ma pièce au cinéma.  - Que seule moi pouvais le faire, c’était mon histoire.  - Que le talent ne s’apprenait pas, la technique oui.  - Et qu’il fallait tourner en arabe.

Six mois plus tard elle m’avouait que la fumée de la cigarette lui donnait des migraines mais que pour me convaincre elle n’avait pas voulu me demander de ne pas fumer ! Six ans après notre rencontre, nous sommes en mixage et j’ai revu une représentation de la pièce. J’étais soulagée. Je pense – en tout cas personnellement ! – que j’ai réussi le challenge.

Mon film est un film. La pièce, du théâtre. La pièce – en français – était une nécessité pour qu’elle existe. Le film, en arabe, un choix évident artistique et éthique pour la véracité et l’authenticité du propos. Mais vu les difficultés dans la recherche des comédiennes, j’avoue parfois avoir fait des pas en arrière en proposant à Michèle de tourner en français. Merci Michèle d’avoir tenu bon !

Film de Rayhana. 4,1 étoiles AlloCiné.


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