Dans les forêts de Sibérie

Pour assouvir un besoin de liberté, Teddy décide de partir loin du bruit du monde, et s’installe seul dans une cabane, sur les rives gelées du lac Baïkal. Une nuit, perdu dans le blizzard, il est secouru par Aleksei, un Russe en cavale qui vit caché dans la forêt sibérienne depuis des années. Entre ces deux hommes que tout oppose, l’amitié va naître aussi soudaine qu’essentielle... 

Entretien croisé avec l’équipe du film 

En abordant le besoin d’effectuer un retour sur soi en se déconnectant du monde moderne, ce film est vraiment dans l’air du temps. Est-ce une question qui vous taraude parfois ?
Ibrahim Maalouf : Quand Safy m’a appelé pour collaborer à son film, j’étais justement dans une démarche similaire avec Red & Black light, l’album que j’étais en train de créer : je cherchais une certaine forme de linéarité musicale ou de minimalisme pour illustrer l’essentiel de nos vies que l’on aspire tous à retrouver.

Safy Nebbou : Moi, il n’y a pas si longtemps encore, lorsque je suis parti à l’étranger, je me suis surpris à dire à mes proches que j’étais joignable sur Viber, What’s App, Messenger ou Facebook. En le disant, j’ai réalisé à quel point ces réseaux sociaux ou moyens de communication étaient chronophages. Sans jeter la pierre aux nouvelles technologies, il faut reconnaître que c’est un élément qui nous disperse.

Raphaël Personnaz : On n’est pourtant pas obligé de se couper du monde de manière aussi radicale que le fait Sylvain ou mon personnage pour se recentrer. C’est tentant mais en serions-nous tous capables ? Je ne crois pas. Pour les spectateurs, c’est un formidable moyen de s’évader et pour les acteurs, c’est un luxe de partir trois mois vivre l’aventure de son rôle ; ça permet de combler le manque de courage que l’on peut avoir dans la vie. J’ai découvert le livre de Sylvain en revenant d’un tournage de trois mois au Tadjikistan. Alors que je venais d’une région magnifique, âpre et sauvage, le Pamir, je n’arrivais pas à me réhabituer au bruit de la ville. Je trouve intéressant dans cette histoire qu’il n’y ait pas d’échelle de valeur entre la vie urbaine et la vie dans les bois. Elle se contente de montrer ce que l’homme, déconnecté de ses proches, de son univers ou de la technologie, est capable de faire avec ses dix doigts. En cela le film montre notre faculté à nous réadapter très vite au monde qui nous entoure en retrouvant nos réflexes et notre condition animale.

Ibrahim Maalouf : En effet, je n’ai pas l’impression qu’internet ou les réseaux sociaux soient une source d’aliénation. Au contraire, être connecté et dialoguer de chez soi permet une vraie intimité. Mais je crois que Teddy ne cherche pas spécialement à s’éloigner de la technologie, il veut échapper au quotidien et à la fatigue provoquée par une vie pleine d’inquiétudes.

Raphaël Personnaz : Pour y échapper, il y a toutes sortes de manières. Tout le monde a sa cabane, son petit refuge, quelque part.   

La cabane, la nature comme immense terrain de jeu... Il y a quelque chose qui relève de l’enfance dans cette histoire. Etait-ce réfléchi ?
Sylvain Tesson : Oui bien sûr. Je regrette même de ne l’avoir pas formulé davantage dans mon livre. Il est évident que lorsque naît le désir de faire un pas de côté, de s’échapper, d’inventer une vie dans les bois, cela vient probablement d’une déception de ce que nous offre la société des adultes. Cet esprit sérieux, cette volonté de contrôle et cette fâcheuse tendance qu’ont les adultes (je dis les adultes comme si j’étais resté moi-même en enfance) à vouloir prévoir, à gouverner leur vie, à se montrer utile et à construire les perspectives de l’avenir… tout cela peut devenir écœurant. Alors, évidemment, l’enfant qui rêve des bois, c’est le royaume de l’exil, le plus beau titre des nouvelles de Camus. On s’exile dans son royaume parce que c’est là qu’on invente les conditions de sa liberté. Vivre dans les bois, c’est créer une mise en scène avec des enjeux. C’est très présent dans le film : dès l’arrivée de Teddy sur le Baïkal, on sent très bien une mise à disposition d’un dispositif de jeu : la cabane, le lac, la nature, tout cela devient un véritable magasin de jouets ! Il ne faut pas avoir honte d’admettre qu’on n’a pas grandi.

Ibrahim Maalouf : Moi, c’est précisément ce qui m’a touché dans le film : toutes ces scènes où Raphaël est dans un état extatique m’ont permis de retrouver la sérénité que j’avais pu vivre, enfant, au Liban. Quand il court sur la glace, se ballade tout nu ou se baigne dans le Baïkal, c’est ce que ferait tout gamin qui se retrouve dans un endroit aussi dingue que celui-là.

Safy Nebbou : Dans les indications de jeu que je donnais à Raphaël, j’insistais beaucoup sur cette part d’enfance qu’on devait discerner chez lui. J’avais moi-même ressenti les choses lorsqu’en amont du tournage, avant l’écriture, je m’étais installé une semaine dans la cabane pour analyser mes faits et gestes. Il y avait une exaltation à courir sur le lac gelé, à cuisiner avec les moyens du bord, à remettre des bûches dans le petit poêle, à creuser un trou dans la glace pour puiser de l’eau. Sur le Baïkal, j’ai roulé en moto, en camion, en quad pour ressentir tous les effets. J’ai toujours aimé la nature car c’est le seul endroit qui me fait réagir physiquement et qui m’apaise autant. Et je voulais que ce soit semblable pour Raphaël, que la moindre sensation lui procure du ravissement et du plaisir.

Raphaël Personnaz : À la lecture du scénario, je n’avais pas forcément noté cette part d’enfance. Je voyais une forme de dépression chez cet homme parti s’isoler dans une cabane au bord d’un lac gelé. Mais, une fois sur le tournage, confronté aux éléments, je me suis rendu compte qu’il fallait jouer comme un gosse. Safy était très vigilant sur l’absence de commentaire dans mon jeu. Vivre les choses sans jamais les montrer, c’est ce qui a été le plus difficile au départ car la pudeur m’empêchait de rompre immédiatement la glace. J’ai dû apprendre à me faire confiance pour m’abandonner complètement. En même temps, le voyageur qui se retrouve soudainement face à lui-même doit aussi être étreint par l’angoisse au départ. Comme lui, au début, je n’arrivais même pas à regarder ce qui m’entourait. Je pensais à moi, incapable de simplement regarder puis j’ai fini par lâcher prise. J’ai compris qu’il ne fallait pas dompter les éléments pour bien jouer mais se laisser envahir par l’environnement et que je devais trouver une légèreté pour vivre les choses, naturellement, sans y penser. Comme je n’avais pas fait de repérages en amont du tournage, j’ai tout découvert devant la caméra de Safy.

Ibrahim Maalouf : Vous aviez déjà travaillé ensemble Safy et toi auparavant ?

Safy Nebbou : Non, nous n’avions partagé qu’un déjeuner à Paris et on a appris à se connaître sur le tournage. Lorsqu’on arrive sur un décor aussi puissant que celui du lac Baïkal, on ne peut pas faire le fanfaron. Un lac glacé, c’est impressionnant : marcher ou rouler dessus en camion, c’est presque de la science-fiction. Quand on sait que la thématique du film va être ce face-à-face entre cet élément naturel et l’homme, la justesse est dans l’humilité. Dans un tel environnement, la transformation n’est pas que psychologique, elle est aussi physique : sur le Baïkal, on parle moins fort, moins vite, car la nature et le froid imposent même un rythme cardiaque différent. Ma direction avec Raphaël a donc été essentiellement de l’aider à s’oublier et à regarder de façon à ce qu’il soit un vecteur pour le spectateur. On devait passer par lui pour faire le voyage. Je ne lui ai pas raconté une histoire, un passé difficile qui aurait expliqué une rédemption ou un compte à régler. L’idée était qu’il soit lassé du bruit du monde. A tout moment, on peut être fatigué de la technologie, de notre famille, de nos rapports aux autres, du travail, du métro, même des vacances, bref, d’une certaine forme de train-train et se dire : « est-ce qu’une fois, dans ma vie, je pourrais être seul face à moi-même dans un lieu, un univers qui me plaît » ? Il a choisi le froid mais surtout l’espace et la solitude.   

Au fond, n’y a-t-il pas une forme d’égoïsme dans ce voyage ?
Sylvain Tesson : C’est possible en effet. A ce propos, je pense qu’il y a une lecture politique du film (pas de politique électoraliste mais de philosophie politique). Car le fait que plus de 50 % de l’humanité vive en ville annonce une forme de cauchemar. Et faire aujourd’hui un pas de côté pour aller vivre dans une cabane est une forme de lutte. Quand Napoléon revenait de la campagne de Russie avec son Maréchal de Caulaincourt, il disait dans le traîneau qui le ramenait à Paris, qu’il y avait deux sortes d’hommes : ceux qui obéissent (il évoquait la totalité de l’humanité) et ceux qui commandent (il parlait de lui). Mais à mon avis, il y a une troisième catégorie : ceux qui fuient ! Ceux-là ne veulent pas changer le monde mais ne veulent pas non plus subir ou obéir ou commander ou nuire. Personne ne nous a dit, enfant : « Prenez la clé des champs : partez sur les montagnes, les routes, les mers et dans les bois. Partez, fuyez » ! Mais je trouve cela très beau. La cabane est le royaume absolu de l’échappée, c’est ce que j’essayais de dire dans mon livre et qu’on comprend très vite dans le film : Teddy est une véritable cocotte-minute qui n’en peut plus de cette vie débile. La fuite est un principe qui n’est jamais exprimé par les voyageurs parce que ce n’est pas très noble et que cela implique peut-être une forme d’égoïsme ou de lâcheté. Mais on peut être lâche sans nuire aux autres. Chez les habitants des cabanes ou les gens qui ont vécu en exil, il y a évidemment une forme d’égoïsme mais c’est un égoïsme qui peut ensuite trouver sa vertu dans le fait qu’il essaye de ne pas nuire, et au  moins de construire un environnement immédiat non abstrait. Voilà ce qui est important. Ce que l’on voit sans doute plus dans le film que dans le livre, c’est que cette expérience de vie n’est pas abstraite. Teddy est venu pour lui, pour son confort personnel, mais il va recevoir une leçon du Russe rencontré dans la forêt et finira par lui apporter son concours. Je me garderais bien de dire qu’il y a la moindre volonté morale chez Safy Nebbou qui est un être très peu recommandable (rires), mais son film prouve qu’il peut y avoir une forme de générosité chez l’égoïste des cabanes ! 

Film d'aventures de Safy Nebbou d'après le livre de Sylvain Tesson avec Raphaêl Personnaz. Musique de Ibrahim Maalouf. 4 étoiles AlloCiné.

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