À peine j'ouvre les yeux

Tunis, été 2010, quelques mois avant la Révolution, Farah 18 ans passe son bac et sa famille l’imagine déjà médecin… mais elle ne voit pas les choses de la même manière. Elle chante au sein d'un groupe de rock engagé. Elle vibre, s’enivre, découvre l’amour et sa ville de nuit contre la volonté d’Hayet, sa mère, qui connaît la Tunisie et ses interdits...

Entretien avec Leyla Bouzid, la réalisatrice

Le film se déroule sous l’ère Ben Ali, mais l’écriture et le tournage se sont faits bien après son départ. Comment votre travail évoluait-il au gré des moments historiques et cruciaux traversés par la Tunisie ?
Quand la révolution a eu lieu, il y a eu une grande volonté de la filmer et de la représenter. De nombreux documentaires ont été réalisés à ce moment là, tous remplis d’espoir, tournés vers l’avenir. J’ai eu, moi aussi, cette envie forte de filmer. Mais filmer ce qu’on avait vécu et subi : le quotidien étouffant, les pleins pouvoirs de la police, la surveillance, la peur et la paranoïa des Tunisiens depuis 23 ans. La révolution (ou révoltes, les points de vue divergent) surprenait le monde entier mais elle ne venait pas de nulle part.

On ne pouvait pas, d’un coup, balayer des décennies de dictature et se tourner vers l’avenir sans revenir sur le passé. C’était une évidence pour moi qu’il fallait aborder le passé rapidement, tant que le vent de liberté soufflait encore. Comme la plupart des Tunisiens, mon euphorie était forte au début, puis les phases d’enchantements et de désenchantements n’ont fait que se succéder. Pour le film, je ne souhaitais pas que les différentes émotions liées à l’actualité m’influencent. Mon curseur était d’être uniquement guidée par la cohérence du parcours émotionnel des personnages au moment de l’histoire racontée. Il s’agissait d’être le plus juste possible dans la fiction et son ancrage contextuel et historique.

 Vous parlez des craintes face au système policier mais il existe par ailleurs une menace terroriste qui pèse sur la Tunisie.

Pourtant, la religion est totalement absente du film. On est avec des jeunes qui bouillonnent, qui s’activent, qui veulent faire leur musique, des concerts, vivre leur art. Le fait religieux n’est pas au centre de leur vie. C’est cette jeunesse énergique et créative que j’avais envie de filmer. Une jeunesse qui se bat au quotidien par son existence même et dont on parle rarement. Les seuls qui ont un droit de parole dans les médias sont ceux qui se replient dans l’extrémisme et la violence.

Il me semble important de dire qu’il y a aussi une autre jeunesse portée par la vie, lui donner une voix à travers Farah, montrer qu’elle est muselée par une terreur qui émane du système. Il y a d’autres formes de terreur que le terrorisme. 

Farah cherche à exister en tant qu’individu, à poser sa voix. Nous connaissons « Le peuple tunisien », le « Nous », la Nation… Mais quelle place au « je » ?

A quel prix existe-t-on en tant qu’individu libre en Tunisie ? Avez-vous dû payer ce prix ? Qu’y a-t-il de vous en Farah ? Le film pose la question : comment, en Tunisie, se défaire de la famille, de la société et du système ? L’énergie que cela nécessite, les résistances que cela provoque et la violence que cela peut engendrer. On suit le parcours de Farah qui a une soif de vivre, elle existe pleinement, envers et contre tous et pour cela, elle est punie, écrasée.

Je crois qu’en Tunisie on paye tous un prix, qu’on soit artiste ou pas. Et ce, à un moment ou un autre de son parcours, au niveau intime, familial, social, scolaire. Dans la société tunisienne, soit on fait des concessions, soit on se heurte à quantité d’obstacles. L’histoire du film n’est pas autobiographique même s’il y a quelques situations que j’ai vécues : celle de découvrir qu’un ami proche, qui fréquentait le même club de cinéma que moi, était un indic de la police. Une personne qui était présente pour nous surveiller, nous infiltrer. Cela a été un choc très fort, j’ai réalisé à ce moment là à quel point nous étions encerclés et qu’on ne pouvait se fier à rien ni personne. En ce qui concerne Farah, elle est très différente de moi.

Farah est plus impulsive et spontanée que je ne le suis, je n’aurais jamais été capable d’aller aussi loin qu’elle. Elle a cette chance d’être animée par une sorte d’innocence et de courage, elle n’a pas intégré les limites qui bloquent toute initiative, elle est tel un électron libre.

Drame tunisien de Leyla Bouzid. 4 étoiles AlloCiné.

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