The strangers

La vie d’un village coréen est bouleversée par une série de meurtres, aussi sauvages qu’inexpliqués, qui frappe au hasard la petite communauté rurale. La présence, récente, d’un vieil étranger qui vit en ermite dans les bois attise rumeurs et superstitions. Face à l’incompétence de la police pour trouver l’assassin ou une explication sensée, certains villageois demandent l’aide d’un chaman. Pour Jong-gu aussi, un policier dont la famille est directement menacée, il est de plus en plus évident que ces crimes ont un fondement surnaturel…

Entretien avec Na Hong Jin, le réalisateur

Après The Chaser et The Murderer, deux films policiers urbains très violents, souhaitiez-vous changer de registre ?
Oui, je voulais un changement radical tout en conservant la même intensité, la même noirceur et le même point de départ : qu’il s’agisse d’une « affaire », que le début du voyage que propose le film ressemble à un fait divers.

D’une manière générale, approchez-vous les projets selon une classification par genres ?
Quand une histoire m’intéresse, m’inspire au point que je veuille la raconter, je regarde en premier lieu dans quel genre elle s’inscrit. L’idée, ensuite, étant de brouiller les pistes, de créer un trouble sur le genre lui-même et les conventions qui vont avec.

Dès le départ, The Strangers a été en partie pensé comme un grand mash-up de plusieurs genres très typés, la meilleure manière pour que le spectateur ne sache jamais à quel saint – ou à quel Diable – se vouer. Mais le film fonctionne aussi comme une métaphore plus subtile de la société coréenne. Il y a des aspects gothiques mais il ne peut donc pas se réduire à la condition de « film de genre ».

Il s’agit donc d’empêcher tout « confort » dans l’expérience du spectateur.
Oui, c’était essentiel pour moi. Je souhaitais qu’on ne puisse pas s’installer devant le film. Il s’agit moins d’une volonté de déstabiliser le spectateur ou d’une envie de le mettre mal à l’aise que de lui donner un rôle actif à jouer, le mettre à contribution, qu’il soit perpétuellement en alerte, même si un peu perdu parfois. Je recherche moins l’inconfort du public qu’une certaine instabilité qui permet une meilleure intensité du regard.

C’est pour cela que s’est imposée l’idée d’un personnage principal un peu empoté, dépassé par les événements, incapable de faire face malgré sa bonne volonté ?
Oui, on suit le personnage de Jong-gu. Il cherche à protéger sa fille contre le danger diffus qui pèse sur sa petite communauté, danger peut-être lié à un étranger énigmatique. On ne sait pas s’il s’agit d’un danger réel, ou plus simplement d’une rumeur folle qui court et est en train d’intoxiquer tout le village. Jong-gu fait tout ce qu’il peut, ce que tout bon père ferait, parce qu’il est un être humain, comme nous, qui se débat pour avoir l’illusion d’avoir le contrôle sur des événements qui lui échappent fatalement… Ça, c’est l’histoire de base racontée par le film, une histoire très influencée par les codes chamaniques et une culture très locale, très provinciale. Mais parallèlement, il y a le second point de vue, inspiré d’histoires bibliques : le point de vue de cet étranger qui est rejeté avec violence, peut-être injustement… Ces deux points de vue s’affrontent, se confrontent l’un à l’autre, jusqu’au clash.  

Pouvez-vous nous donner votre éclairage sur le poids respectif du Chamanisme, du Christianisme et des superstitions locales en Corée ?
En Corée, en Asie en général, il y a énormément de religions différentes qui coexistent dans le respect les unes des autres. Il y a donc beaucoup de Dieux qui cohabitent, des Dieux en tous genres. Aujourd’hui, dans les campagnes coréennes, tout cela est très mélangé. On peut appeler ça « superstition », mais ce n’est pas le terme que j’utiliserais, car ce que vous nommez ainsi relève surtout de la religion traditionnelle coréenne, le Chamanisme, qui est aussi intimement liée au Bouddhisme, et qui reste majoritaire. Par ailleurs, il y a plus de cent ans, dans ce petit village nommé Goksung, des Chrétiens venus porter la parole de Dieu et convertir la population locale ont été martyrisés. Cette zone était donc devenue une terre sacrée pour les Chrétiens asiatiques à l’époque.

L’idée du Mal ou du Démon est-elle très différente entre Chamanisme et Chrétienté ?
Oui. Mon idée était de superposer deux images du Mal, celle que l’on trouve en Asie et celle qui est iconique en occident. Tout le travail du film est de mixer les deux jusqu’à ce que la frontière entre les deux n’existe plus. C’est comme cela qu’on a imaginé visuellement la représentation du « Diable », de manière à ce que les gens issus des deux cultures puissent le « reconnaître ». Mais jusqu’à la toute fin, le trouble est volontairement entretenu.

La jeune femme énigmatique serait une sorte d’« ange » qui veille sur le village ?
Oui. C’est une figure issue du folklore coréen. Mais là encore, sa « vraie nature » reste une énigme jusqu’à la toute fin du film. Beaucoup de monde, y compris les religieux, vont se poser des questions sur la représentation du Bien et du Mal dans le film. C’est le but recherché. Après tout, les apôtres n’ont pas non plus « reconnu » Jésus ressuscité.

Le titre original «Goksung» fait référence à une province qui existe, mais le terme signifie aussi « le chant des pleurs ». En France, le titre est «The Strangers», qui est aussi très évocateur.
Oui, ces différents titres évoquent tous un aspect juste et différent du film. C’est un film à tiroir. Il y a une intrigue en surface, mais plein de sous-couches, des branches qui partent dans plusieurs directions à la fois et expliquent que le film puisse être perçu ou interprété de manière très différente. Après, trois titres, c’est assez ! J’espère qu’il n’y en aura pas un quatrième !

Il y a des aspects comiques surprenants dans le film. Comiques, mais jamais distanciés.
Dans mes films précédents, tout était bâti sur la violence, la force, la brutalité de ce que je racontais. Cette force est à la fois ce qui m’a fait avancer comme cinéaste, permis de faire d’autres films, et ce qui guidait mes personnages.

Pour The Strangers, je sentais que la tension du film avait besoin d’être contrebalancée. Il fallait des soupapes pour qu’il ne soit pas absolument irrespirable, suffoquant. Dans ce film, le fond est peut-être encore plus pesant et effrayant que dans les précédents, mais sans doute plus subtil aussi. Ensuite, c’est juste une question de confiance en soi. Je me demandais comment les spectateurs allaient recevoir ces moments qui viennent briser la noirceur terrible du récit.

Il fallait que je me fasse rire moi-même, que j’ai confiance en mes effets, et que j’aille au bout des intentions de chaque scène, pour que l’ensemble soit cohérent et que le ton général du film n’en souffre pas, qu’il s’en trouve au contraire enrichi.

Dès le tout début du film, vous filmez des événements « extraordinaires » des personnages zombifés, couverts de pustules, les yeux révulsés. Pourtant, vous parvenez à maintenir jusqu’à la toute fin le doute sur la nature fantastique du film.
Quand une affaire sordide éclate, on cherche toujours à la rationnaliser, à lui donner du sens. C’est le premier réflexe dans le cas d’un fait divers, chercher la raison et la logique des choses. Alors qu’on ferait peut-être mieux de chercher la déraison et l’absence de logique… Cette réflexion a été le déclencheur du film : il y a le visible et l’invisible.

Pourquoi s’efforce-t-on toujours de rendre logique ce qui relève précisément de l’irrationnel ?
Tout au long du film, j’ai voulu ménager trois niveaux de lecture possibles. D’abord, l’interprétation réaliste : quelqu’un a mangé des champignons avariés, ça l’a mis dans un sale état. Ensuite, le doute, la suspicion envers l’étranger, l’inconnu, la rumeur, la paranoïa. Enfin, le surnaturel pur et simple.

Le metteur en scène dans le rôle du manipulateur diabolique et le spectateur dans le rôle du pauvre type manipulé, c’est une définition juste du film ?
Vous ne croyez pas si bien dire. En Corée, pas mal de personnes me voient comme le Diable incarné, un réalisateur maléfique ! Ça me va.

Propos recueillis par Léo Haddad.

Thriller coréen de Na Hong Jin. Sélection officielle hors compétition Cannes 2016. 4 étoiles AlloCiné.

Pour investir dans des films de cinéma :

75008 - CINÉFEEL PROD http://www.cinefeelprod.com


Voir toutes les newsletters :
www.haoui.com
Pour les professionnels : HaOui.fr