Much loved

Marrakech, aujourd'hui. Noha, Randa, Soukaina et Hlima vivent d'amours tarifées. Ce sont des prostituées, des objets de désir. Vivantes et complices, dignes et émancipées, elles surmontent au quotidien la violence d’une société qui les utilise tout en les condamnant... 

Interview de Nabil Ayouch, le réalisateur

Vos films sont très ancrés dans le monde contemporain. Dans Much loved, vous abordez le sujet de la prostitution. En quoi vous semblait-il un spectre important pour parler du Maroc d’aujourd’hui ?
Je me suis toujours intéressé à ce sujet, pour la simple et bonne raison que le rôle tenu par ces femmes dans la société marocaine m’a toujours interpelé. Dans Ali Zaoua, prince de la rue, mon deuxième film, la mère de l’un des quatre personnages principaux est prostituée. Dans Les Chevaux de Dieu aussi... Le sexe est fondamental dans la société arabe, notamment la frustration qu’il génère et qui laisse très peu d’espace à l’amour pour s’exprimer, aussi bien dans la sphère privée que publique. Et, en ce sens, les prostituées servent de catalyseur, encore plus qu’ailleurs. Pourquoi la frustration serait-elle plus importante dans les sociétés arabes ? Je pense qu’il y a des environnements dans lesquels l’amour s’épanouit plus facilement que dans d’autres. Et dans le monde arabe, c’est particulièrement difficile. Dans certains pays, on peut se faire arrêter simplement parce qu’on se balade main dans la main, et des lois empêchent des hommes et des femmes non mariés de vivre ensemble. Les habitudes, la contrainte et l’hypocrisie sociales font que, lorsqu’on est en situation d’aimer, on nous refuse l’espace nécessaire pour apprendre. Car aimer s’apprend, c’est un sentiment qui doit être encouragé, pas contredit. On a besoin de passer par différentes phases pour connaître l’autre. Si on ne peut pas les vivre, on ne peut pas aimer et la femme se retrouve alors considérée comme un ventre, une personne qui est là pour s’occuper des hommes et élever des enfants, mais pas comme une compagne.   

Comment êtes-vous entré dans le quotidien de ces femmes prostituées ?
Des années d’intérêt, de questionnements sur la prostitution dans le monde arabe se sont transformées en une envie de plus en plus forte d’explorer ce milieu. J’ai d’abord rencontré des prostituées à Marrakech pendant deux jours. Je m’attendais à ce qu’aucune ne veuille parler mais c’est le contraire qui s’est passé : je me suis rendu compte à quel point elles avaient besoin de parler, de se libérer, de s’ouvrir. Et à quel point leur parole était fondamentale à entendre. Ce qu’elles avaient à dire était tellement fort, tellement prégnant que j’ai eu envie de revenir les voir. Je venais d’ouvrir une brèche qui a conduit à un travail d’enquête qui a duré environ un an et demi, et pendant lequel j’ai rencontré entre deux cents et trois cents jeunes femmes. Elles m’ont raconté leur vie, leur solitude, leurs blessures, comment elles en étaient arrivées là. Et aussi la manière dont elles se voyaient elles, avec évidemment une perte d’amour propre terrible... Ces filles sont des guerrières, des amazones des temps modernes.   

A la vision de Much loved, on sent chez vous une envie de donner à voir avant de convaincre ou dénoncer…
Je ne veux en aucun cas être moralisateur, condamner, exercer un jugement de valeur, qu’il soit négatif ou positif. Je cherche simplement à dire. Et dire, c’est montrer. Montrer ce qu’est la vie de ces prostituées, montrer leur rapport aux hommes, leur rapport entre elles, à la société, à l’hypocrisie sociale et à la famille, censée être un pilier qui les soutient et qui représente en réalité davantage un manque cruel. J’avais envie de dire cette réalité, loin des mythes. Sans retenue, sans concession ni fausse pudeur. Lever le voile sur cette économie, c’est mettre chacun face à ses responsabilités, à ce qu’il refuse de voir.   

L’émotion vient aussi de la volonté de ces femmes de transformer leurs expériences dures et humiliantes en récits vivants, drôles et crus qu’elles se racontent entre elles...
Oui, on voit l’union de ces femmes, leur solidarité, leur humour. Pour ne pas sombrer, elles rient, elles dansent, elles s’amusent des hommes, et d’elles-mêmes. Ces femmes ont de la distance, elles sont extrêmement lucides sur ce qu’elles vivent et très conscientes de leur pouvoir et de la place qu’elles occupent dans la société – en tout cas c’est ce qui m’a marqué en les rencontrant. Elles savent qu’elles jouent un rôle de régulateur face à des frustrations sexuelles terribles, face à une volonté de laisser sortir coûte que coûte les instincts les plus vils, face à une incapacité à aimer qu’ont les hommes, face à leurs familles qui seraient détruites sans leur aide. Paradoxalement, cette lucidité est tragique car en retour de ce rôle qu’elles jouent dans la société, elles ne reçoivent que mépris, jugement et humiliation. Elles ne demandent pourtant pas grand-chose : juste un peu d’amour, juste que leur famille les regarde autrement que comme une carte de crédit. Leur solitude les agresse, les rend cruelles parfois. C’est dur d’être seules quand on est tellement entourées. 

Vous n’en faites pas pour autant des victimes...
Parce que pour moi, ce ne sont pas des victimes. Je ne ressens aucune pitié à leur égard et je serais peiné qu’on en ressente en voyant mon film. J’éprouve de la tendresse et de l’attachement pour elles. Je les trouve épatantes dans leur liberté, dans leur capacité à faire vivre leurs proches à bout de bras et à souffrir en silence. Elles ont du courage, la rage au cœur des combattantes. L’idée n’était pas de tomber dans le pathétique, le tragique ou le misérabilisme. Ces femmes ne sont ni blâmables, ni formidables, ce sont des femmes, maitresses de leur destin et que l’on doit regarder comme telles.

Drame de Nabil Ayouch. Sélection Qunzaine des réalisateurs, Festival de Cannes 2015. 3,6 étoiles AlloCiné.

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